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Haletant, une nuée de papillons noirs devant les yeux, il se résolut à coucher Boa au fond de la fosse, puis ramena les longues mèches sur le visage émacié de l’écuyère avant de la recouvrir à jamais. Des aiguilles de feu criblaient ses paumes et il dut se mordre les lèvres pour ne pas gémir. Ses mains s’étaient changées en deux ballons de chair distendue et palpitante, deux sacs de peau blême gonflés par la douleur et que marbrait déjà l’éclatement des veinules rompues.

Cette tâche accomplie, il coinça le sabre sous son aisselle et revint sur ses pas. La pluie avait fini par trouver le chemin des crevasses qui striaient son armure, et des élancements lui fouillaient les côtes au hasard des infiltrations. Il se jeta dans la tanière la tête en avant, sans prendre la moindre précaution. Son casque heurta la paroi, lui faisant voir un véritable feu d’artifice d’étincelles mordorées. Assommé, il roula entre les bras de la statue qui tressaillit et se mit à frissonner…

Le pacte

Lorsqu’il ouvrit les yeux, son regard accrocha un objet flou posé sur le sol à quelques centimètres de son visage. Il lui fallut deux minutes pour obtenir de ses pupilles une mise au point convenable, et c’est avec un étonnement mêlé de peur qu’il reconnut la flûte de pierre que la nymphe prisonnière tenait, la veille encore, entre ses doigts !

Le mince tube percé de trous l’hypnotisait. Le fait qu’il se trouvât par terre et non plus au bord des lèvres de la « statue » impliquait que l’amollissement ne s’était pas cantonné au visage. Il roula sur le flanc ; ses mains informes ne lui obéissaient plus. Il se sentait désormais dans la peau d’un infirme.

La jeune femme reposait contre la paroi tachée par les ruissellements, dans une pose alanguie. Si son visage avait presque retrouvé la consistance élastique de la chair, son corps était plus rigide. Les gouttes s’écrasaient sur son front à un rythme accéléré, cascadaient sur la ligne de son profil pour aller former une mare entre ses seins. Elle avait posé les paumes à plat sur ses cuisses et de petits tressaillements en agitaient les doigts. Nath aurait voulu la toucher. La vue de ses propres mains l’en dissuada. Il songea au théorème énoncé par Razza : « Ce ne sont que des tortues après tout, des tortues qui, à volonté, pourraient rendre leur carapace molle ou solide ! »

Alors qu’il la fixait, une brève convulsion crispa l’architecture du joli visage triangulaire et la « nymphe » ouvrit les yeux. Nath retint son souffle. La fille de la pluie posa sur lui ses pupilles vertes, irisées, l’espace de trois secondes puis retourna à son coma.

Nath s’agita, ne sachant quelle attitude adopter. Son plan s’effondrait. Initialement il avait prévu que l’hibernante ne sortirait pas tout à fait de l’engourdissement. Il l’avait imaginée avec un visage de peau rivé à un corps de marbre ; il se l’était représentée avec une tête vivante prisonnière d’un torse toujours rigide, mi-être humain mi-statue, et il avait pensé que cette infirmité lui permettrait d’entamer des négociations en position de force. Il avait commis une erreur. Les hibernants n’avaient pas besoin d’être complètement immergés pour sortir du sommeil ; l’humidification constante d’une partie du corps suffisait à déclencher le processus général d’assouplissement.

Nath soupira, gagné par une immense lassitude. Des appels et des chants s’élevaient au-dehors. Le peuple de la pluie avait sauté au bas des socles et des piédestaux, délaissant pour une saison le camouflage des statues. Les femmes et les enfants couraient entre les troncs déjà hauts des forêts, cueillaient des fruits et les dévoraient avec gourmandise. Les hommes creusaient le sol à la recherche des ustensiles enfouis à l’approche de l’été. D’humbles trésors ménagers revoyaient le jour après six mois d’ensevelissement : outils de culture, râteaux, bêches, serpes, charrues, mais aussi écuelles, spatules, bols et jarres. La ville perdait peu à peu son aspect de nécropole, les maisons se peuplaient, s’animaient. La cité reprenait son rythme…

Vers le soir il y eut une grande fête dont les échos se répercutèrent jusqu’au dolmen, mais Nath ne tenta même pas d’en surprendre le déroulement. Il était prostré au fond du boyau, dans l’attitude qui avait été celle de Boa quelques jours auparavant. La lumière de la lune éclairait le moutonnement de la forêt d’un éclat métallique, et sa luminosité coulait dans la tanière avec la froideur d’une lame.

C’est à ce moment que la jeune femme bougea. Elle replia doucement la jambe droite et tendit la main droite pour la poser sur son genou. Elle agissait au ralenti, comme si l’humidification insuffisante à laquelle elle avait été soumise paralysait partiellement ses centres moteurs. Enfin elle tourna la tête et posa la joue sur son épaule.

A nouveau ses pupilles jetèrent un éclat émaillé qui fit tressaillir Nath. Elle eut un plissement des lèvres énigmatique qui pouvait passer pour un sourire et ouvrit la bouche, mais elle était encore trop faible et ses mâchoires se ressoudèrent avec un claquement sec. Peut-être était-il encore temps de la tuer avant qu’elle ne s’échappe pour donner l’alerte ?

Nath hésita puis haussa les épaules ; il n’avait plus aucune envie de détruire.

Il s’abîma jusqu’au matin dans la contemplation de ses mains déformées, désormais inutilisables.

À l’aube la joueuse de flûte avait retrouvé assez de souplesse et de conscience pour s’asseoir, mais elle se mouvait toujours au ralenti. Nath ne lui prêtait pas plus d’attention qu’à un animal familier, aussi fut-il frappé de stupeur lorsqu’elle l’interpella d’une voix bien timbrée :

– Tu es un Hydrophobe n’est-ce pas ? Un tueur… C’est la première fois que je rencontre un… quêteur, un « semeur de mort », comme on a coutume de les surnommer ici. Enlève ton casque…

Sans savoir pourquoi, Nath obéit. Il fléchit la nuque et secoua la tête de gauche à droite pour faire glisser le heaume ; il émergea enfin du masque de caoutchouc le visage nu. La jeune femme eut une sorte de hoquet.

– Comme tu es jeune ? Tu as un nom ou bien se contente-t-on de vous donner un numéro, comme aux machines ?

Nath choisit d’ignorer l’insolence et répondit. Sa grande fatigue le rendait insensible à toute forme de provocation ; il aurait aimé se laisser couler dans le puits sans fond du sommeil, oublier…

– Pourquoi m’as-tu enlevée ? reprit la femme verte. Tu es blessé, malade, tu espérais m’extorquer une aide, c’est ça ?

Il eut un geste vague. Il remarqua à cette occasion qu’elle fixait ses mains mutilées avec une crispation douloureuse des sourcils.

– Tu souffres ? interrogea-t-elle.

Et comme il ne disait rien, elle ajouta tout à trac :

– Mon nom est Mussy, j’ai trente-six ans, soixante-douze saisons si tu préfères. J’ai eu beaucoup de chance.

Puis, sans transition, elle retomba dans un mutisme comateux parcouru de tressaillements. Elle ne reprit conscience qu’au milieu de la journée, mais ses gestes restaient toujours aussi lents.

– C’est la fête, murmura-t-elle sans ouvrir les yeux, tu entends ? Ils ont commencé par pleurer les absents, ceux que vos explosifs ont changés en cendre, maintenant ils chantent la pluie… Pourquoi agissez-vous si lâchement ? Pourquoi tuer des dormeurs qui ne peuvent ni se défendre ni s’expliquer ?

– Pourquoi dressez-vous les dragons à harceler nos falaises ? répliqua Nath. Pourquoi leur apprendre à dévorer des femmes et des enfants ?

Mussy battit des cils et soutint son regard.

– Nous ne les dressons pas vraiment, fit-elle d’un ton las, ce ne sont que des chiens de garde, des épouvantails destinés à vous faire peur, à vous tenir à l’écart. Nous ne sommes pas un peuple belliqueux, mais beaucoup parmi les Anciens redoutent que vous ne montiez un jour une opération suicide en pleine saison des pluies, un raid meurtrier qui nous surprendrait éveillés cette fois. Dès lors vous n’auriez aucun mal à nous anéantir car nous ne possédons aucune arme : pas d’épées, pas de cuirasses… Rien que les dragons.