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Rongé par le doute, il avait patiemment revécu chaque étape de sa vie. Aujourd’hui il se rendait compte que le prêtre l’avait choisi, non pas pour ses qualités morales, mais parce que son désir de revanche et d’honorabilité lui donnait le profil exact du quêteur. Grisé par les honneurs et la déférence que lui témoignaient les plus hauts personnages de la société des cavernes, il avait fini par oublier le but de la comédie qu’on lui faisait jouer. Pour lui, il avait été surtout question de dominer l’élite politique en place, d’être un intouchable. Cette soif de considération venait effacer les moqueries qui avaient salué la mort de Rodos et la honte d’Oti condamnée à jouer les putains au fond du trou à plaisir…

Nath avait voulu « casser du dragon », abattre par dizaines, par centaines, les sauriens criminels qui avaient causé la mort de sa mère et de Djuba. Il avait…

Il avait voulu tant de choses… Aujourd’hui il se réveillait avec l’impression de n’avoir été durant toutes ces années qu’un pantin sans cervelle dont on avait tiré les ficelles.

Ils quittèrent la vallée, remontèrent le lit du canal asséché, toujours plus haut en direction du nord. Enfin, ils virent se découper sur l’horizon les pyramides gigantesques dont avait parlé Olmar. Une autre ville s’étendait là. En songeant à l’unique caisson d’explosif encore accroché à la croupe du cheval de bât, Nath comprit qu’il touchait au terme de son voyage.

La cité ne différait en rien des précédentes.  Comme le temps fraîchissait, ils se mirent au labeur sans prendre de repos.

Désormais, Boa supervisait chacun des gestes de Nath. Par signes, elle lui fit comprendre qu’il devait se montrer économe et prélever des tranches d’explosif beaucoup plus fines. C’était effectivement leur ultime pain. À l’aide d’une badine, elle traça sur le sable le résultat de ses prévisions : une estimation serrée ne laissait guère espérer plus de cent soixante charges. Il n’était donc pas question d’en gâcher une seule ! Nath opina mollement du chef et dégagea son sifflet. Le cérémonial entamait une fois de plus son cycle mortel…

Alors qu’ils étaient occupés à tester un groupe de colosses soutenant un balcon, un formidable coup de tonnerre roula sur la plaine, les clouant sur place. Même Boa demeura stupide, la bouche ouverte, le maillet d’argent levé à mi-course. Nath frissonna et leva le front, scrutant le ciel.

Une nouvelle déflagration crépita, un éclair zigzagua, imprimant une lézarde de feu bleuâtre sur la rétine des jeunes gens, mais l’orage demeura dans les lointains. Nath et Boa restèrent figés, dans l’attente de la catastrophe. La peur leur faisait soudain des pieds de plomb.

Soudés au sol comme des statues sur leur socle, ils s’étaient mis à haleter… Puis le choc se dissipa et ils retrouvèrent l’usage de leurs membres. Ils marchèrent vers les chevaux et déballèrent les différentes panoplies de caoutchouc jusqu’alors entassées dans les coffres. Le coup de cymbale céleste résonnait toujours à leurs oreilles. L’été venait de mourir et leurs tympans meurtris conservaient le souvenir de son assassinat. Le sursis serait court. Encore un jour ou deux puis la lente charge des nuages envahirait l’horizon, des montagnes de nuées saturées d’eau se bousculeraient pour voiler l’éclat du soleil moribond. La pluie mitraillerait la plaine, ruissellerait sur les bâtiments, les statues…

La pluie…

 

Nath se coula dans le carcan de l’armure, bouclant une à une les différentes pièces de caoutchouc. Puis ce fut le tour des bêtes qui renâclèrent au contact des chanfreins, muserolles et autres tonnelles de protection. Boa bouclait les attaches en grimaçant d’énervement. Les chevaux, eux, piétinaient et soufflaient par les naseaux, fort mécontents de devoir supporter cette mascarade.

Quand les montures furent recouvertes de latex, Nath et Boa se pressèrent de retourner au travail. Tout en répétant les gestes mécaniques du plasticage, Nath songea aux légendes colportées par les néophytes. On racontait que les hibernants encore statufiés percevaient l’écho du tonnerre comme le symbole de leur délivrance prochaine. L’écho assourdi de la déflagration s’enfonçait sous leur carapace, éveillant une lueur de conscience dans leurs cerveaux engourdis.

Ils procédèrent à trois exécutions, sans succès. Aucune trace de sang ne macula les cratères après explosion et la jeune esclave laissa transparaître son mécontentement.

Alors qu’il revenait prélever une nouvelle charge sur la réserve du « caisson sourd », Nath entrevit la fuite d’une ombre au coin d’une rue. Prêtant l’oreille, il lui sembla percevoir un bruit de sabot étouffé par la distance. Sans marquer de précipitation, il se défît de ses gants qu’il coinça sous la selle de Kary, coupa une plaque de gélatine explosive, et, de la main gauche, dégagea les deux sabres de combat fixés par une lanière au pommeau. Il agissait avec lenteur, affectant une nonchalance qu’il était loin d’éprouver. Les lames plaquées contre son flanc, pour qu’on ne les vît point, il rejoignit Boa et la mit au courant en deux mots. L’esclave arqua les sourcils, à la fois incrédule et déjà soupçonneuse. Peut-être pensait-elle qu’il avait imaginé cette fausse alerte dans le seul dessein de leur faire perdre un temps à présent minuté ?

Avec brusquerie elle lui arracha la boule d’explosif des mains, et alla elle-même la coller sur le ventre d’un barbu brandissant une lyre. Une telle façon d’agir relevait du crime de lèse-majesté. Oser se substituer à la décision d’un chevalier-quêteur, ou même devancer son ordre, était une insolence. Pour se moquer ainsi du protocole, il fallait que Boa tînt son maître en piètre estime, mais Nath se souciait fort peu, désormais, des questions de préséance.

– Il y a quelqu’un, se contenta-t-il de murmurer en dégageant son sabre du fourreau de bois noir. Des cavaliers. Ils nous observent.

Il se hissa sur un piédestal circulaire d’où il pourrait dominer les assaillants et ordonna à Boa de le suivre, ce qu’elle fit avec mauvaise grâce.

A peine étaient-ils installés que la troupe envahit l’esplanade, soulevant une tornade sablonneuse. Les cavaliers arrêtèrent leurs bêtes de façon à décrire un demi-cercle barrant l’avenue. Avant même que la poussière fût retombée, Nath avait dénombré une dizaine de silhouettes. Un silence lourd de menace s’installa, seulement troublé par le raclement des lames qu’on dégageait des étuis. La troupe était constituée de renégats d’une quarantaine d’années, tous vêtus de haillons à la façon d’Olmar, ou ficelés dans des toiles goudronnées qui avaient fini par déteindre sur leur peau. Des armures qu’on leur avait confiées vingt ans auparavant, ne subsistait plus que des casques avachis. Les sabres, eux, avaient été soigneusement entretenus ; ils brillaient tels qu’à la sortie de la forge.

Nath recula, écarta les pieds pour assurer son assise et leva sa lame en position de garde haute, imité en cela par Boa qui, comme toute bonne écuyère, n’ignorait rien du maniement des armes. La troupe de réfractaires était précédée par deux chevaliers aux cuirasses neuves. La visière rabattue du heaume interdisait cependant de distinguer leurs traits. Ils s’avancèrent et l’un d’eux saisit Kary par la bride.

– Dommage que tu aies eu le temps d’enfiler ton armure ! ricana la voix grasseyante de Tob. Maintenant je suppose qu’il va falloir te tuer pour la récupérer…

Nath sursauta. Tob ! Mais l’autre ! Se pouvait-il que… ?

Comme pour répondre à son interrogation le second renégat souleva sa visière, dévoilant son visage.

– Ulm !

Le garçon au poil roux éclata d’un rire insolent.

– Eh oui : Ulm ! Si tu étais plus sage, tu te joindrais à nous, les pyramides sont assez vastes pour accueillir un nouveau déserteur…

– Viens avec nous, coupa Tob, ou sinon donne-nous tes armes, ta cuirasse, ton sifflet et ton esclave.