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– Donne-moi de quoi faire un pansement. Tu as ça dans ton petit équipement tout neuf, j’ai eu le temps de m’en apercevoir. Moi aussi j’ai eu une panoplie fringante un jour… Une garde-robe et une femelle à langue coupée pour me servir. Moi aussi j’ai joué au matamore avec mon petit sifflet, mes explosifs… Et puis un beau matin est venue l’heure de la dernière charge…

– Tu devais t’en servir pour te donner l’oubli, le repos, récita Nath. Ta mission était achevée. On ne peut pas survivre décemment à la mauvaise saison, mieux vaut la mort…

Il se tut, conscient de l’incohérence de ses paroles.

–  On ne peut pas survivre à la pluie ? ricana l’inconnu. Imbécile ! Et moi ? Je suis un fantôme ? J’ai passé huit saisons entre désert et jungle, gamin ! Huit saisons entre pluie et soleil… Et je suis toujours vivant. Rien n’est impossible, il y a les malins et les idiots, c’est tout…

Il se tut. Sur un signe de Nath, Boa lui lança une poignée de charpie dont il s’empara sans un remerciement. Pendant qu’il s’activait sur sa jambe blessée, la lumière de la torche détailla son profil. Nath se mordit la lèvre, troublé. Ce front bas, ce nez aux narines épatées éveillaient un écho lointain dans ses souvenirs. Les mains surtout… Epaisses, noueuses. Brusquement il fut certain d’avoir, à un moment ou à un autre, côtoyé le renégat.

– C’est gagné ! grogna l’autre. Je ne pourrai pas tenir debout avant un sacré bout de temps, avec la pluie qui vient c’est comme si tu me condamnais à mort.

– Tu devrais déjà l’être, coupa Nath en plongeant sa lame dans le sable.

– Tu parles de ce que tu ne connais pas ! maugréa l’homme en haillons. Attends de voir tes caissons se vider, la pâte destructrice s’amenuiser jour après jour. J’ai connu cela, moi ! Un matin tu te réveilles et tu te dis : « C’est pour tout à l’heure ! » Tu couches ton esclave dans le sable, tu lui écartes les jambes et tu t’enfonces en elle. Qu’elle soit vierge ou non, quelle différence puisque dans trois minutes à peine vous ne serez plus que cendre ! La dernière boule de pâte est dans ta poche, tu as le sifflet entre les dents, tu penses : « Je soufflerai au moment du plaisir, ce sera moins dur ! » Alors, tu prends ta jouissance, tu t’abats sur la fille… Et tu ne siffles pas… Après… Après c’est trop tard, l’envie de vivre est en toi, comme une maladie. Alors tu ranges le sifflet et tu réfléchis.

– Tu blasphèmes ! Tais-toi !

– Ce que je raconte te gêne, hein, petit ? Tes copains, ceux qui sont partis en même temps que toi, combien crois-tu se feront sauter la tête ? Tu penses : tous ! Et moi je te dis : trois ou quatre sur la dizaine, pas davantage ! Ça n’implique pas qu’ils survivront longtemps, loin de là ! Il faut passer la saison des pluies, et ça c’est difficile. Il faut de la chance, beaucoup de chance, et de l’habileté… Moi, le hasard m’a servi. Si on ne trouve pas le truc, survivre aux averses relève du miracle…

Nath crispa les poings.

– Tes histoires ne m’intéressent pas, siffla-t-il. Tu veux gagner du temps. C’est inutile, il faut respecter le dogme. Demain tu devras choisir : ou tu te suicides ou je te tue. Il n’y a pas d’autre solution !

Le visage du renégat se convulsa de rage.

– Qui es-tu pour décider ! Pour jouer à l’intransigeant ? Tu sais que j’ai toujours mon sifflet ? Tiens : regarde ! Tout à l’heure, quand tu coupais ta gélatine, j’aurais pu siffler dans ton dos ! J’étais là à vous observer. J’aurais pu te volatiliser. Tu n’aurais même pas eu conscience de mourir ! J’aurais pris la fille et le cheval sans avoir à t’affronter… C’était simple, pourquoi crois-tu que je ne l’ai pas fait ?

– Parce que ton sifflet ne fonctionne plus ? lâcha perfidement Nath qui luttait contre un trouble croissant. Ou bien parce que tu craignais de détruire du même coup l’armure qui t’intéresse tant ?

– Crétin ! Je pouvais siffler alors que tu te trouvais sur le socle des statues, loin du cheval de bât, ta boule d’explosif à la main… Non, je ne t’ai pas tué parce que j’ai pitié des pantins de Razza. Il m’a berné, comme toi. Il a fait de moi une marionnette, mais je me suis réveillé à temps ! Fais comme moi ! Laisse-moi filer, garde ton armure et souviens-toi de mes paroles. C’est un marché honnête : ma vie contre un conseil.

– Tu veux rire !

Nath se redressa, la main droite serrée sur la garde du glaive. De la gauche il arracha le sifflet pendu au cou de l’inconnu.

– Enchaîne-le ! ordonna-t-il à Boa. Nous nous occuperons de lui demain.

L’homme voulut ruer, mais la lame frôlant sa gorge le dissuada de toute révolte. Boa fit claquer sur ses poignets une paire de bracelets d’acier qu’elle relia par une chaîne cadenassée au pied d’une statue. Ils s’éloignèrent ensuite, dédaignant les injures du prisonnier qui se débattait, tentant d’échapper à ses entraves.

– Je t’ai reconnu ! hurlait l’homme. Va donc ! Suppôt de Razza ! Tu es Nath… Nath son préféré, son « disciple » ! Je t’ai rencontré alors que tu commençais à peine ton initiation. Déjà, à l’époque, tout le monde savait que Razza t’avait mis dans sa poche. Chevalier ! Le vieux singe, il t’a raconté que tu étais chevalier ! Il t’a fait croire à ton importance, il t’a convaincu que tu étais puissant ! Chevalier ! Tu n’es rien… Rien qu’un valet ! Tu fais son ménage, tu sers sa folie… Libère-moi et je te dirai où aller pour survivre. Tu ne peux pas me tuer ! Rappelle-toi : j’ai déjà essayé de te prévenir il y a longtemps… Souviens-t’en : la guline ! Je suis Olmar ! Olmar-tête poncée !

Nath tressaillit, foudroyé par la coïncidence. Olmar ! Alors que quelques heures auparavant il avait justement évoqué l’image de la jeune brute… Il faillit se relever, mais le regard de Boa l’en dissuada.

– J’aurais pu te supprimer ! vociférait Olmar. J’aurais pu siffler ! Je ne l’ai pas fait !

Un silence de mort succéda aux cris du prisonnier. Nath se roula dans sa cape. La torche de résine achevait de se consumer, laissant filer un serpent de suie au ras du sol. Le jeune homme éleva la main à la hauteur de ses yeux, examinant le tuyau de corne confisqué un instant plus tôt. Il paraissait intact, mais il suffisait de si peu de chose : une fissure indiscernable, un infime émiettement de l’anche ou du cylindre interne… Il faudrait vérifier demain. Vérifier ? Pourquoi ? Olmar n’avait pas droit aux circonstances atténuantes, c’est ce qu’aurait déclaré Razza… ou Boa, si elle avait pu parler.

Nath s’endormit, le poing serré sur le sifflet dont les ciselures s’incrustaient dans sa paume.

Les naufragés des pyramides

Le jour se leva sur un soleil de flammes, une boule incandescente à la chaleur insoutenable ; Nath en fut heureux. Secondé par Boa, il travailla jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. La caresse de l’astre de feu déchaînait les échanges chimiques sous leur épiderme, rechargeant leur organisme épuisé.

Ils firent sauter dix-huit sculptures. Des dragons ornementant une rampe d’accès, mais aussi plusieurs « divinités » trônant au-dessus d’autels factices, ainsi qu’une statue équestre marquant le centre d’un carrefour. Neuf cibles laissèrent derrière elles des traces de sang, pour les autres il fut difficile d’établir un diagnostic, mais c’était tout de même un bon score.

Pourtant Nath se sentit gagné par une lassitude qui ne tarda pas à se changer en dégoût. Il tenta de se fustiger, puis de s’exalter. Il se répéta que chaque victoire remportée ici se traduisait par une chance supplémentaire de survie pour le peuple du soleil, mais une petite voix ironique chuchotait au fond de sa conscience : « Une goutte d’eau arrachée à la mer… Une goutte d’eau ! »

Comble de malchance, le vent se leva soudain et une nappe de brume voila le soleil, faisant chuter la température de près de 30 degrés. Ce brusque changement le fît frissonner, et les seins de Boa se hérissèrent de chair de poule. Ils n’en continuèrent pas moins leur œuvre destructrice, concentrant leurs efforts sur les sauriens qui encadraient l’entrée des temples et les volées d’escalier. Le contact du sifflet avait fini par irriter les lèvres du jeune homme.