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– Boa !

Il avait crié pour rompre l’enchantement. L’esclave sauta sur le piédestal, lissa ses mèches de manière à dégager ses oreilles et abaissa son maillet d’un mouvement sec du poignet. Un son cristallin s’éleva pour mourir aussitôt. Elle recommença, la tête penchée sur l’épaule, tel un oiseau qui cherche à localiser un bruit. Elle procédait avec minutie, auscultant les sculptures les unes après les autres, revenant en arrière, comparant.

Nath, lui, ne percevait aucune différence de timbre. Son instinct le poussait à choisir pour victime la plus belle nymphe du groupe, une fille-liane dont la taille et les cuisses étaient figées en un mouvement lascif. Toutefois il restait conscient du caractère puéril de son choix. La beauté en question avait été probablement placée là pour retenir l’œil du chasseur, et le détourner de sa vraie cible. On avait misé sur la libido du quêteur, et taillé, dans le seul but de l’égarer, cet appel au rut dont le regard ne parvenait à se détacher !

Il se secoua, examina les autres visages. Une imperfection pouvait trahir l’hibernante : une verrue, une minuscule cicatrice… A moins… A moins que l’artiste, dans sa malignité, n’ait justement décidé de se servir de ces « indices » pour aiguiller l’ennemi sur une fausse piste ? Le peuple des pluies usait fréquemment de semblables ruses. Nath inspira à fond, chassant la pénible sensation d’oppression qui gagnait sa poitrine.

« L’angoisse ! songea-t-il. L’angoisse de l’indécision… »

Il fallait choisir. Il ferma les yeux, les rouvrit : Laquelle ? La plus belle ? La plus anodine ? Boa fit la moue, marquant son embarras. Le vent déportait les sons, étouffait la musicalité des chocs. Elle ne parvenait pas à se décider.

Elle posa la main sur la nymphe aux formes de déesse et agita son maillet de droite à gauche, annonçant un fort pourcentage d’incertitude.

Nath opina d’un mouvement de tête et sauta sur le sol. Il marcha vers la croupe du cheval de bât, déboucla la lanière du coffret molletonné. Ses yeux se levèrent, balayant l’étendue du ciel. Un mot dansait dans sa mémoire, sautillant, ironique : « La guline !… La guline ! » Aucun oiseau ne croisait dans les airs.

Il se pressa, libéra la seconde boucle, rabattit le couvercle. A l’aide de la spatule d’os, fixée dans une encoche du revêtement d’insonorisation, il découpa une tranche de gelée rose qu’il malaxa dans sa paume.

Boa accourut et se chargea de refermer le « caisson sourd » tandis que Nath appliquait la boule de pâte entre les seins de la nymphe. Sur la pierre vert sombre, cette excroissance rosâtre avait quelque chose de gênant. Il recula, fît coulisser la plaquette de bois noir obturant l’étui du sifflet. Boa saisit les chevaux par la bride et assura sa prise.

Nath posa ses lèvres sur l’embout du tuyau d’os. Aussitôt une saveur âcre lui emplit la bouche. « Un goût de cadavre ! » comme avait coutume de répéter Tob.

Il gonfla les joues, souffla. Un son indescriptible fusa entre ses doigts, une sorte de miaulement mécanique, un cri défiant toute corde vocale, une plainte à la limite de l’audible et pourtant affreusement présente.

Une colonne de feu jaillit à l’emplacement de la nymphe, brisant la belle ordonnance de la ronde. Un jet bleuâtre où ronflaient les étincelles, un geyser à la verticalité sans défaut, et qui s’évanouit à peine apparu. Nath relâcha ses muscles. Il n’y avait eu aucun souffle, pas d’onde de choc. La déflagration avait été canalisée vers le haut. Quant à la puissance de dispersion, elle n’occasionnait aucun débris. La matière, pulvérisée, retombait sous l’aspect d’une cendre impalpable. L’utilisateur, lui, n’avait à souffrir d’aucun désagrément. Il était désormais superflu de courir se cacher derrière un mur. On détruisait en toute commodité… à son aise.

Boa plissa le nez, selon une mimique qui lui était familière. Une brèche s’ouvrait maintenant dans la ronde, brisant le cercle. Elle bondit sur le socle et s’agenouilla, palpant du bout des doigts l’emplacement qu’avait occupé la nymphe lascive. Un sourire illumina soudain ses traits et elle leva la main dans un geste de triomphe.

Nath faillit détourner la tête au spectacle de la paume gluante de sang. Il se ressaisit, brandit le poing en signe de victoire. Ils avaient frappé juste ! Pour leur premier assaut ils avaient su localiser la cible ! C’était un vrai tour de force… et un bon présage !

Puis son enthousiasme retomba, et il se sentit déprimé.

*

Ils poursuivirent leur travail jusqu’à la tombée du jour, détruisant onze personnages. Cinq fois la présence de sang permit d’établir qu’ils avaient frappé juste. Deux cas demeurèrent douteux, quant aux quatre dernières explosions, il fallut se résoudre à admettre qu’elles avaient pulvérisé de simples statues. Sitôt le sifflet remisé dans son étui, la fatigue s’abattit sur leurs épaules et à l’exaltation de la chasse succéda une profonde apathie.

Boa dressa le bivouac et plaça le piège à lézard devant le coffre contenant l’armure anti-pluie. Ils attachèrent les chevaux et se retirèrent à l’écart comme deux travailleurs exténués incapables de résister plus longtemps à l’appel du sommeil. D’ailleurs, malgré son désir de surprendre le voleur, Nath ne tarda pas à se laisser emporter par le flot de l’inconscience.

À l’aube, un hurlement le dressa, emmailloté dans les plis de sa cape. Déjà, Boa avait enflammé une torche de résine, éclairant un homme en haillons qui se tordait sur le sol, tentant de libérer sa cheville prise dans l’étau du piège.

Nath s’approcha avec défiance, le glaive au poing. Le visage de l’inconnu disparaissait sous la double broussaille d’une barbe et d’une chevelure aussi grasses qu’hirsutes. Il était vêtu de morceaux de toile goudronnée maintenus en place par des lanières de cuir. Une antique cuirasse de caoutchouc enserrait son torse d’une plaque de latex dissoute. Un casque hors d’usage avait roulé sur le sable.

C’était bien un renégat, Nath en fut contrarié, il avait plus ou moins espéré que l’homme ne reviendrait pas, lui ôtant du même coup le souci d’une exécution rituelle, mais l’autre avait sous-estimé ses adversaires.

Boa leva la torche. Le prisonnier rugit et lui jeta une poignée de sable. Nath put voir son visage, c’était celui d’un homme entre trente et quarante ans. Son abondante pilosité ne permettait pas de se faire une plus juste idée.

– Arrête de gigoter ! commanda Nath. Es-tu un homme du soleil ? Et si oui, appartiens-tu à l’ordre des quêteurs comme le laissent supposer les lambeaux de ton armure ?

Le blessé cracha une obscénité et reprit sa gesticulation.

– Pauvre crétin ! haleta-t-il. Libère-moi au lieu de jouer les pères-la-justice ! Tu crois que j’aurais besoin de te piquer ton caleçon de caoutchouc si j’étais imperméable ?

– Tu t’avoues donc renégat ?

–  Renégat ! grasseya l’autre. Tu me ferais rire si je n’avais pas la cheville en bouillie. Dis à ta femelle de déverrouiller le ressort avant que les mâchoires ne touchent l’os !

Boa quêta un commandement, le sourcil haut. Nath acquiesça mais prit soin de poser le fil de sa lame sur la gorge du prisonnier. La jeune esclave se saisit alors d’une clef et mit le ressort du piège hors tension. Les deux demi-cercles dentelés se rabattirent. L’homme rampa à l’écart. Sa cheville avait l’aspect d’une boursouflure violacée où perlait le sang.

–  Renégat ! ricana-t-il de nouveau les traits crispés par la douleur. Pauvre clown ! Il n’y a pas longtemps que le père Razza devait encore te sortir le petit-lait par les narines !

Nath choisit d’ignorer la provocation.

– De quelle promotion es-tu donc ? s’enquit-il. Il y a un bon nombre de saisons que tu devrais avoir rejoint le royaume des ombres, il me semble…