Изменить стиль страницы

Nath écarquilla les yeux. Le garçon au crâne rasé eut un gloussement de triomphe.

– Tu y es, mon vieux ! Si tes caissons sourds sont mal fermés, ou que tu te balades un pain d’explosif à la main, et que la guline vienne à pousser son roucoulement juste à ce moment-là, tu sautes ! Quand tu seras dans le désert, et que tu te prépareras à déboucler ton caisson, regarde bien le ciel et prie pour que la guline ne soit pas dans le coin… Elle n’a pas besoin de sifflet, elle ! Elle ouvre le bec, elle remue la langue, et hop ! Couic, couic : BOUM !

Olmar eut un rapide coup d’œil pour s’assurer que personne n’approchait, et ajouta d’une voix quasi inaudible :

– Et c’ est pas tout. Tu le sais aussi bien que moi : les sifflets d’os, il n’y en a pratiquement plus et le vieux singe n’arrive pas à en tailler d’autres, alors il a imaginé un moyen inédit pour parvenir au même résultat. Il a dans l’idée de tenter de modifier les cordes vocales des chevaliers-quêteurs ! Rien de moins ! Il paraît qu’il procède en cachette à des opérations. Il prend des gosses et il leur ouvre la gorge, crouiiic ! Il coupe, il tranche, il leur accorde la langue comme un vulgaire instrument de musique ! Tout ça pour leur permettre de pousser un cri semblable à celui de son fichu sifflet… Tu vois le style ? Jusqu’à maintenant il n’est arrivé à rien. Les mômes se sont réveillés muets, ou tout juste capables de couiner comme des canards. On raconte qu’au conseil des chefs on lui a conseillé d’utiliser la castration. Il paraît que ça empêche la voix de muer. Aux dernières nouvelles il serait plus ou moins question de castrer tous les néophytes de moins de dix ans ! Il est fou, je te dis ! Bientôt il faudra chanter une berceuse pour faire péter sa dynamite à la noix ! On fera une chorale : le chœur des apprentis détonateurs ! On patauge en plein guignol….Méfie-toi de lui ! Son cerveau moisi déborde d’idées pourries.

Les mains noueuses d’Olmar s’étaient abattues sur les épaules de Nath, comme des étaux. Il eut un sourire torve.

– Le seul truc qu’on peut se souhaiter, mon vieux, conclut-il, c’est que la guline ne nous siffle pas aux oreilles le jour où nous prendrons en main notre première charge d’explosif !

Par la suite, Nath songea souvent aux révélations d’Olmar. S’agissait-il d’inventions fumeuses improvisées dans le seul but de se faire valoir… Ou bien y avait-il derrière tout cela une vérité cachée ? Comme les autres, Olmar était parti en quête, et n’avait jamais reparu. S’était-il suicidé avec sa dernière charge conformément au rite établi, ou avait-il été victime de la… guline ?

*

Le doigt de Nath caressa les contours de l’étui de bois sombre retenu à son cou par une chaînette à forts maillons. Le sifflet d’os y reposait, enveloppé dans un chiffon de soie, lui-même enroulé dans une pièce de toile goudronnée. Une fois, il se le rappelait, il avait osé réclamer des détails, une justification rationnelle. Contrairement à ce qu’il avait redouté, Razza n’avait pas éclaté en imprécations devant tant d’impudence.

–  Pourquoi un système aussi compliqué ? répétait-il une lueur d’amusement dans l’œil. Es-tu vraiment sûr qu’il soit… compliqué ? N’est-il pas plus complexe d’utiliser une mèche qui craint l’humidité ? Un briquet qui peut refuser de s’allumer, se briser, ou tout simplement perdre sa pierre ? Un détonateur électrique dont la dynamo rongée par le temps ne fournit plus qu’un courant déficient ? Allons, tu le vois bien : ton reproche ne résiste pas à la réflexion…

Nath avait battu en retraite ; de toute manière il n’était guère possible de prendre Razza en défaut. Ce diable d’homme avait réponse à tout.

*

Une gifle de sable courut sur la plaine, fusillant par le travers les chevaux et leurs cavaliers. Nath serra les dents sous la morsure des grains de silice, et Kary hennit. Un pli soucieux s’imprima sur le front du jeune homme ; les attaques du vent se faisaient de plus en plus hargneuses. Ces escarmouches où l’adversaire demeurait invisible irritaient les montures au point de les rendre ombrageuses pour le restant de la journée. Nath soupira, essayant de libérer sa poitrine du poids qui l’oppressait. La période d’inactivité touchait à sa fin, il en était soulagé. Désormais son esprit ne serait plus réduit à tourner entre les parois de son crâne comme une bête emprisonnée. Demain au plus tard il lui faudrait mettre en pratique les gestes appris au cœur des cryptes, il lui faudrait détruire un peuple de fausses statues, de dormeurs affublés d’un déguisement de pierre.

Quelque part au fond de sa tête une voix ténue ajouta : et incapables de se défendre,mais il la fit taire en éperonnant Kary.

*

Le soir même ils atteignirent les premières sculptures constituant la double haie de la rampe d’accès, et les chevaux se cabrèrent. Les dragons figés semblaient faire corps avec leurs piédestaux, leurs mufles hérissés de crocs se tendaient vers le désert dans une attitude pleine de raideur. Les yeux ne reflétaient rien, ni arrogance ni avidité.

« Des yeux de statues ! songea Nath. Vides, faux. Des pupilles sans rien derrière… »

Et il se sentit envahi par le découragement.

La nuit venait. Boa titubait de fatigue. Malgré sa répugnance, le jeune homme se résolut à dresser le bivouac au pied des dragons. La distance et le manque de luminosité ne permettaient pas de distinguer les contours de la ville, mais on devinait déjà un grouillement de formes diverses, une superposition de silhouettes figées en une multitude de poses symboliques.

« Le labyrinthe des statues », pensa Nath en frémissant. Demain il lui faudrait plonger entre les allées bordées de groupes équestres, de nymphes portant couronne, de rondes à la grâce factice…

Un début de migraine lui sciait la nuque ; il se laissa tomber sur le sol et se roula dans sa cape, goûtant l’acier froid du glaive à double tranchant contre sa cuisse nue. Ce n’était qu’un leurre, il en avait conscience. Un fétiche impuissant contre les forces qu’il allait défier, un de ces pantins de chiffon qui rassurent les enfants à l’heure du sommeil quand rôdent les bruits de l’ombre et les diables de la nuit.

Il s’allongea, les yeux tournés vers le ciel. Et si la pluie se déchaînait soudain ?Si la première averse de la saison déchirait le ciel sans préavis, là, dans une heure, alors qu’il aurait les paupières baissées et que rien ne protégerait son corps du flot meurtrier ? Si…

Il se mordit la langue. Pourquoi se faire peur inutilement ? Aucun nuage n’entachait encore l’étendue céleste, il disposait d’un sursis provisoire, il en était sûr. Quinze jours au moins… Deux semaines avant d’endosser l’armure de caoutchouc.

Le peuple des statues

Nath ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le cercle blême de la lune lui faisait l’effet d’un œil fixé sur sa nuque. Le vent de la nuit était glacé et, sous son flanc, le sable rendu compact avait à présent la dureté d’une dalle. Il se sentait engourdi. Sa chair perdait toute chaleur, le froid du glaive plaqué contre sa cuisse devenait contagieux. Ainsi couché, immobile sous sa cape, il songea avec amertume qu’il avait tout d’un cadavre gisant sous son linceul.

Boa dormait à l’écart, dans un trou, ses cheveux répandus sur ses épaules comme une couverture de fibres grasses. Les chevaux rêvaient, la crinière parcourue de frissons, les paupières entrouvertes. La présence des statues les effrayait, c’était visible. Nath lui-même ne pouvait s’empêcher de glisser un coup d’œil par-dessus le col de la cape pour détailler le profil des sculptures. Dans la lumière bleuâtre de la nuit, les silhouettes des dragons s’étiraient en ombres gigantesques qui débordaient des piédestaux pour couler sur le sol, ramper, comme à la recherche d’une proie…