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– Elles mentent pour se donner de l’importance ! grogna Tob.

– Absolument pas ! trancha Razza. J’ai changé mille fois la disposition des deux dragons en leur absence. Sept fois sur dix elles ont su identifier l’animal endormi. Elles vous accompagneront dans votre quête. Elles constituent un atout que vous n’avez pas le droit de négliger. De plus je précise qu’elles sont pucelles et devront le rester. Je ne veux d’aucune modification organique qui risquerait de perturber leur talent.

Un tirage au sort eut lieu ensuite, qui attribua à chaque futur chevalier une écuyère. Nath apprit que la sienne se nommait Boa. Il lui tendit la main, ne sachant trop quelle attitude adopter. Tob, Ulm et les autres choisirent de se détourner avec dédain. Quelque chose brillait dans les yeux de la jeune esclave. Quelque chose qui ressemblait à de la fierté et du défi… C’était comme si elle venait de lui dire : « Nous verrons qui sera le meilleur, beau sire, de vous avec votre accoutrement de caoutchouc, ou de moi avec ma langue coupée ! »

La foudre et l’oiseau

À l’aube du onzième jour, Boa se dressa sur ses étriers et pointa son index raidi vers la ligne d’horizon. Nath ne put retenir un frisson, Kary perçut aussitôt cette manifestation de nervosité et piaffa en ébrouant sa crinière. Une tache sombre s’étirait au centre de la plaine fendillée, une forme géométrique dont l’agencement ne pouvait relever du hasard. En plissant les paupières on parvenait même à discerner des structures étagées en terrasses, des diagonales crénelées, l’éventail rigide d’escaliers majestueux. Quant à la couleur verte rappelant la malachite, elle ne laissait planer aucun doute sur la nature du lieu… Il s’agissait bel et bien d’une ville. Une ville endormie du sommeil minéral de l’hibernation.

Nath serra les mâchoires. Ainsi le terme du voyage approchait. Il se rendit compte qu’il avait plus ou moins consciemment espéré que la carte établie par Razza se révélerait approximative, voire fantaisiste, et que cette imprécision les obligerait à de longs détours. Il avait misé sur une dérive dont l’écart croissant lui aurait assuré un sursis temporaire. Il avait perdu. Les coordonnées relevées par Razza trente ans plus tôt se montraient aujourd’hui d’une désespérante précision. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur et leva le poing en signe de victoire, mais il lui sembla voir grésiller une flamme d’ironie dans les yeux de l’écuyère. Il haussa les épaules et cingla sa monture, le galop zigzagant qu’il s’offrit entre les dunes ne parvint pas, toutefois, à faire tomber son angoisse.

Au début de l’après-midi, et comme pour confirmer l’imminence de l’action, une déflagration assourdie courut sur la plaine, apportée par le vent d’ouest. Nath et Boa se figèrent. Bien que déformé par la distance, l’écho restait identifiable : une stridence métallique de tuyau d’orgue, dont la modulation due à l’onde de choc se terminait par un trille aigu qui vrillait douloureusement le tympan. Il n’y avait pas à s’y tromper : quelqu’un venait de faire exploser une charge…

Quelqu’un se trouvait déjà à pied d’œuvre, au cœur même de la cité endormie. Qui ? Tob ? Ulm ? Acarys ? Malgré la peur larvée qui lui nouait l’estomac, Nath ressentit un pincement de jalousie : ainsi il ne serait pas le premier ! Immédiatement après il s’en voulut de tant de futilité. Il ne s’agissait pas d’une compétition mais d’un travail réclamant des trésors de patience et de minutie, peu importait d’être en tête d’un quelconque palmarès.

Dans le courant de la journée, deux autres détonations roulèrent dans le lointain, mais le vent ne soufflait plus dans la bonne direction et Nath ne put les localiser avec précision.

Instinctivement, il avait forcé l’allure pour se prouver qu’il lui tardait de jongler avec les pains d’explosif. Pourtant il n’en était rien. La muraille verte qu’il voyait grandir au fil des heures l’emplissait d’effroi, et les paroles de maître Razza dansaient dans son crâne. Il se rappelait les descriptions hallucinées du religieux : les rues désertes ponctuées de statues, la mascarade immobile, la grande tricherie de l’hibernation. Arriverait-il à établir les distinctions nécessaires ? Boa serait là pour l’aider, bien sûr. Boa et son petit maillet d’argent. Mais elle n’était pas infaillible et son pourcentage de réussite dépassait rarement 60 %. De plus ils étaient tous deux fatigués par la course.

La jeune esclave avait peu ou mal dormi, la tension nerveuse accumulée au cours des nuits de veille fausserait sans nul doute son jugement. Il conviendrait de lui octroyer une dizaine d’heures de sommeil avant d’entreprendre quoi que ce soit. De toute manière la décision finale revenait au chevalier-quêteur. « Ne tombez pas dans le piège de l’hésitation ! avait coutume de dire Razza. Fixez-vous un délai de réflexion d’une trentaine de minutes et faites-vous un devoir de ne jamais excéder cette durée, sinon vous serez happés par le tourbillon de l’indécision. Le doute vous condamnera à l’inhibition et vous resterez une journée entière à fixer votre cible sans parvenir à vous décider. Si vous vous trouvez dans l’impossibilité de trancher, cherchez une autre proie, mais attention ! Ne refusez jamais de sauter l’obstacle deux fois de suite, vous glisseriez sur la pente de l’impuissance… Voire de la folie. A la deuxième crise d’indécision, remettez-vous-en au hasard, mais que cette licence ne se change pas en système ! Il s’agit d’un simple truc pour combattre un passage à vide, pas d’une règle de conduite… »

Le doute. Là était le véritable ennemi. Il fallait faire vite, sans trop s’interroger. Agir en technicien, vérifier la présence de symptômes déterminés, peser le pour et le contre montre en main, et additionner la colonne des présomptions. Surtout ne pas prendre trop de recul. Ne jamais commencer à hésiter. Le regard critique de Boa sur sa nuque l’obligerait à se gendarmer, il en était sûr, aucun des démons dénoncés par Razza ne parviendrait à l’entraîner dans son maelström. Il en avait fait le serment.

Malgré les vibrations déformantes de l’air brûlant, l’image de la ville se structurait. Les détails s’ajoutaient aux détails, écartant définitivement l’hypothèse d’un mirage. Déjà on devinait l’amorce d’une rampe d’accès longue de plusieurs kilomètres : une double haie d’honneur formée de dragons figés sur des piédestaux cubiques tous semblables. À l’idée de s’engager dans cette travée bordée de crocs, Nath sentait de curieux spasmes naître au niveau de son estomac atrophié. Combien de sauriens de pierre ? Combien d’animaux endormis ? Combien d’hibernants ? Combien de simulacres ?…

Non ! Il ne devait pas se laisser gagner par le vertige ! Pour combattre l’ivresse du nombre, il concentra son esprit sur les différentes manipulations qu’il aurait à accomplir sous peu, et son regard chercha instinctivement les caissons de cuir molletonné sanglés sur la croupe du cheval de bât.

– Il ne s’agit pas d’un quelconque explosif ! leur avait expliqué Razza en les entraînant au cœur de la falaise, dans une crypte obscure dont personne à part le prêtre ne connaissait l’existence.

« Non, la substance que vous toucherez bientôt n’a rien de commun avec tout ce dont vous avez pu entendre parler. Ici pas de mèche, pas de fil électrique, pas de détonateur à poignée, à retardement, à percussion, pas de minuterie, d’horloge, d’amorce… Non, la pâte contenue dans ces coffrets ne craint ni la chaleur, ni le feu, ni les chocs. Vous pourriez la jeter dans les flammes, la frapper à coups de marteau sans obtenir la moindre déflagration. En fait, elle n’est sensible qu’à une seule chose : le son ! Un certain son, et un seul, émis sur une fréquence bien particulière… Rien d’autre. Ne trouvez-vous pas cela merveilleux ? »