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– Touchez-les ! ordonna Razza. Palpez-les !

Et dites-moi ce que vous ressentez. Commencez par celui de droite, puis allez vers celui de gauche, enfin posez chacune de vos mains sur l’une et l’autre des statues…

Ils obéirent sans chercher à comprendre. Nath le premier effleura les lèvres couturées d’où saillaient les terribles dents. Le contact froid de la pierre le rassura aussitôt. Ce n’était qu’une statue, une simple statue. Le réalisme fou de la facture pouvait faire illusion, mais dès que la paume suivait les courbes de la monstrueuse anatomie, aucun doute n’était plus permis. Une statue ! Dieu ! Qu’il avait eu peur ! Le minéral choisi pour l’exécution de l’œuvre renforçait, il est vrai, l’impression de vérité. Il s’agissait d’une pierre verte. Une sorte de marbre d’une extraordinaire dureté et sur lequel l’ongle s’effritait sans parvenir à  laisser aucune trace. Nath se livra à l’examen de la seconde figure sans modifier ses conclusions. Là aussi, il s’agissait d’une sculpture remarquablement exécutée. Ses compagnons furent du même avis. A quoi tout cela rimait-il ?

Razza ne fit aucun commentaire et se contenta de leur désigner quatre masses de carriers dont la puissance d’impact pouvait faire éclater la plus résistante des roches.

– Détruisez ces idoles sacrilèges ! commanda-t-il avec une envolée de manche. Qu’il n’en reste que poussière !

Les jeunes gens se ruèrent sur les outils, les yeux brillants d’excitation. Nath saisit le manche de bois, habité par un sourd besoin de détruire, fit rouler ses muscles et abattit le pavé d’acier sur le mufle de la bête… A sa grande surprise le marteau rebondit dans un épouvantable fracas sans parvenir à laisser la moindre éraflure sur la pierre verte. Décontenancé, il échangea un regard avec ses compagnons qui venaient de connaître la même déconvenue. Pris d’une rage subite ils se jetèrent avec un bel ensemble dans une série de martèlements forcenés sans obtenir plus de résultat. A gauche comme à droite, les dragons de pierre résistaient à tous les assauts. Razza eut un ricanement.

– Ne dépensez pas votre énergie en pure perte, vous n’arriverez à rien. Tous vos prédécesseurs ont dû s’avouer vaincus. Les dragons ne redoutent pas les chocs.

– Maître, haleta Tob, quelle est cette matière infernale ? De quelle carrière a-t-on tiré une pierre si dure ?

– D’une région lointaine, perdue dans les brumes perpétuelles du nord. Nos ennemis l’appellent la pitryte. Mais ce n’est pas uniquement cela que je désirais vous montrer. Regardez attentivement ces bêtes. Si l’une d’elles est bien une simple sculpture, l’autre par contre est un véritable dragon… Un reptile vivant, mais pétrifié par l’hibernation.

Un murmure incrédule monta du groupe des néophytes.

– Maître… Mais, c’est impossible…

– Ne croyez pas cela ! coupa sèchement Razza. Et ne sous-estimez jamais les pouvoirs de vos ennemis. Ici, le peuple a trop tendance à oublier que les dragons ne sont que des chiens de chasse, une meute dépêchée par nos adversaires pour nous détruire. Il convient de porter le regard beaucoup plus loin si l’on veut connaître la vérité. Mais pour l’instant observez ces deux animaux… Rien ne permet de les distinguer l’un de l’autre. Pourtant il suffirait d’asperger d’eau celui de gauche pour que sa peau retrouve sa souplesse, pour que sa queue fouette le sol, que ses pattes quittent le piédestal sur lequel elles sont juchées. Oui ! Il suffirait de l’arroser pour le voir reprendre vie… et se jeter sur nous.

Il fit une pause. Considérant avec satisfaction l’hébétude étalée sur le visage de ses élèves.

– Ils appellent ça l’hibernation sèche, ou encore la contraction moléculaire. Ce phénomène se produit spontanément dès que leurs corps ne sont plus soumis à un ruissellement constant.

– Vous voulez dire… dès que la pluie cesse ? hasarda Nath.

– Oui ! Dès que l’humidification de leurs chairs n’est plus suffisante, ils entrent en hibernation. Leurs muscles, leurs viscères, leur épiderme se raidissent à l’extrême, se « minéralisent ». Ils entrent en état de vie suspendue, momies plus solides que la plus dure des pierres. Ils se déshydratent en surface afin d’opposer au soleil une carapace durcie par calcification naturelle des tissus. Seuls le cœur et quelques lobes fondamentaux du cerveau échappent à cette pétrification volontaire, mais les pulsations sont si ralenties qu’il est impossible de les percevoir en collant son oreille sur le flanc de la « statue ». Voilà leur stratégie, voilà la ruse qu’ils opposent aux feux du ciel pour ne pas périr brûlés en même temps que leurs ignobles forêts. Et la saison sèche passe sur eux, comme le soleil sur les pierres du désert, sans les atteindre…

Il se tut, un peu haletant, les doigts crispés sur l’étoffe de sa robe.

– Vous vous fatiguez, maître ! supplia Acarys.

Mais Razza balaya l’objection d’un revers de manche.

– Tous les ans, durant six mois, ils retournent à ce type d’existence larvaire. Ils se changent en un peuple de mannequins. Seule la pluie d’automne, ruisselant sur leur anatomie, vient à bout de la prison calcifiée dans laquelle ils se sont endormis. Les échanges chimiques se réveillent lentement, des hormones sont sécrétées, qui rongent et désagrègent le cocon minéral protégeant les cellules. On pourrait les comparer à des tortues dont la carapace redeviendrait souple et molle l’espace d’une saison.

Oui, je crois que l’image est bonne : des tortues à carapaces variables : tantôt corne, tantôt chair…

Nath tendit la main, caressa une nouvelle fois les deux bêtes immobiles, la pierre et la « chair » présentaient les mêmes similitudes. Même grain, même contact. En désespoir de cause il y frotta son nez, tentant de distinguer une odeur, une exhalaison sui generis… En vain.

– Ils ne craignent ni le marteau ni le burin, renchérit Razza d’une voix que la colère rendait aiguë, il ne faut pas espérer les briser de cette manière.

– Mais comment est-elle arrivée ici ? lança soudain Ulm en pointant son index vers la bête en hibernation

– Sur mon ordre, laissa tomber Razza. Afin qu’elle puisse témoigner des dangers qui guettent les futurs quêteurs, et que mes propos ne soient pas mis sur le compte de la sénilité.

– Mais…, balbutia Acarys. Si… si ce monstre se réveillait ?

– Tant qu’aucune pluie ne vient l’asperger, tu n’as rien à craindre ! Il restera ainsi. Endormi pour mille ans, poursuivant son existence de rêveur éternel.

– Nous entend-il ? Nous voit-il ? s’enquit Nath.

– Je ne pense pas. Ses fonctions sont ralenties à l’extrême, ses organes de perception déconnectés en raison de la couche calcificatrice. Dans le meilleur des cas, un mot prononcé devant lui mettrait probablement dix ans pour parvenir à son cerveau.

– S’ils sont invulnérables, que pouvons-nous contre eux ? s’emporta soudain Tob. Nous ne servons à rien !

– Qui a dit qu’ils étaient invulnérables ? rétorqua Razza les pupilles flamboyantes. La masse ou le ciseau s’émoussent sur eux, c’est un fait, mais il existe d’autres moyens de destruction. Des moyens dont le maniement vous sera enseigné en temps utile. J’ai tenu aujourd’hui à vous faire toucher du doigt, à travers l’exemple des dragons, le phénomène naturel qui permet à nos ennemis de survivre à l’été du désert. Mais cette particularité a développé chez eux un sens aigu de la ruse qui rendra votre tâche difficile. Dans leur malignité, ils ont tout de suite compris quel parti ils pouvaient tirer de leur ressemblance avec la pierre. Et c’est cette stratégie du mimétisme qui les a fait surnommer les Caméléons…

Il s’interrompit pour lever une main impérieuse.

– Attention ! souffla-t-il. Ce que je vais vous dire ne devra jamais franchir la frontière de vos lèvres. Car le peuple ignore en grande partie l’infernale puissance des Caméléons. On se borne à parler des dragons, mais les dragons ne seraient rien sans leurs maîtres qui les dressent à nous pister. Un jour ces bourreaux ne se contenteront plus d’escarmouches, ils viendront eux-mêmes nous massacrer. Leur armée s’avancera jusqu’au pied de la falaise par une nuit de pluie battante, ils escaladeront la muraille et se répandront dans les grottes. Ils nous aspergeront à l’aide de tuyaux et de pompes, ils inonderont les niveaux inférieurs, détourneront le cours des fleuves pour que nous soyons submergés… Voilà pourquoi votre tâche est belle et bonne. Notre survie dépend de vous, de votre abnégation et de votre volonté de destruction.