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Boa s’ingéniait à traîner loin en arrière, s’entêtant à vouloir surprendre un hypothétique suiveur. Nath la laissait faire, encourageant le zèle de la jeune esclave avec une bienveillance non dénuée d’amusement. Il ne croyait guère à cette histoire de filature ; si on avait dû les attaquer on l’aurait fait depuis longtemps ! Il s’agissait probablement d’un animal solitaire s’attachant à leur pas dans l’espoir de se nourrir des restes abandonnés à chaque bivouac, rien de plus. D’ailleurs, il n’avait guère de temps à consacrer à de pareilles futilités. Faisant le point le matin même, il avait constaté que la carte spéculative établie par Razza évaluait la route parcourue à la moitié du trajet total. Ils approchaient donc du but. Si le soleil daignait darder ses feux encore une semaine, Nath et Boa pourraient accomplir leur mission destructrice en toute tranquillité. Après…

A l’idée de ce qui arriverait « après », le jeune homme sentit son estomac se contracter. Il se raidit. Il devait mépriser la mort, c’était le premier devoir d’un chevalier-quêteur. Du reste il n’y avait pas d’autre solution. Ils avaient désormais dépassé le point de non-retour. Survivre n’était pas envisageable. Comment pourraient-ils battre en retraite, une fois leur mission accomplie, alors que la saison des pluies envahirait le ciel ? Le ruissellement continu de l’eau sur leurs épaules, l’impossibilité de faire du feu, l’encerclement progressif d’une forêt levant ses troncs en l’espace d’une nuit auraient vite raison d’eux.

Non, il n’y avait pas d’alternative. Il ne se voyait pas luttant contre les averses et la végétation. Il ne voulait pas s’imaginer victime des infiltrations sournoises qui ne manqueraient pas de mettre à profit les défauts de la cuirasse. Il n’avait aucune envie de se réveiller un matin le corps couvert de plaques gélatineuses… Non ! plutôt la mort. La mort ardente réservée aux chevaliers de la quête sans retour !

Instinctivement ses pensées le ramenèrent à Razza, et, pour la millième fois, il tenta de démêler les sentiments qui le liaient au prêtre. D’ailleurs le mot « sentiment » convenait-il vraiment ? La réalité était beaucoup plus prosaïque : chacun avait vu dans l’autre l’instrument de ses desseins, et l’avait utilisé dans cet unique but. Voilà tout.

*

Après la mort d’Oti, sa mère, et de sa sœur Djuba, Nath s’était retrouvé seul. Le trou rocheux qui tenait lieu d’habitation à la famille Rodos avait été réquisitionné par les matrones chargées du plan d’occupation des cavernes, et Nath avait dû se tailler une place dans le cercle des enfants pauvres auxquels la communauté allouait un feu anémique dans l’un des coins les plus obscurs de la grotte.

Il eut beaucoup de mal à se faire admettre, car cette société miniature obéissait à des règles cruelles. Il dut se battre, puis subir un certain nombre d’épreuves initiatiques dont le dénominateur commun était la résistance à la souffrance. On le suspendit par les pouces jusqu’à ce que ses doigts ne soient plus que deux boules de chair violette, on le brûla avec des tisons, on lui jeta de la poudre de piment dans les yeux. Lorsqu’il eut supporté ces tortures sans proférer un cri, on daigna lui accorder une place étroite sur le périmètre du foyer. L’avenir s’annonçait sous de sombres auspices. Les gosses laissés à l’abandon n’avaient que fort peu de chances de s’intégrer à la société. Ils constituaient un petit peuple marginal parmi lequel les seigneurs désireux de s’encanailler recrutaient des bouffons ou de jeunes compagnons d’orgie.

Nath passa la saison des pluies au milieu de ces tristes camarades. A trois reprises il dut partager les jeux de riches dépravés, mais il n’avait pas le choix. Les membres du groupe se devaient, sous peine d’exclusion, d’apporter leur écot à la « collectivité ». Cela se traduisait le plus souvent par des brimborions, accordés comme salaire au matin d’une nuit de débauche : quelques brassées de fagots, un petit sac de charbon, un vieux réflecteur parabolique dont le tain s’écaillait, un fragment de pierre à lumière…

Nath allait céder au désespoir quand Razza le fit convoquer ; puis – devant son refus d’obtempérer – traîner par deux gardes dans la salle réservée aux cérémonies religieuses. Persuadé qu’on allait le punir pour quelque faute, Nath tenta de s’échapper, et bourra de coups les sentinelles qui l’encadraient. Mais ses poings d’enfant amaigri s’écrasaient mollement sur le caoutchouc des cuirasses. Il était ainsi, mordant et griffant comme une bête enragée, quand le prêtre fit son apparition. Razza se contenta de faire claquer sèchement ses mains en disant : « Assez ! »

La colère de Nath tomba aussitôt et il se sentit subjugué par la présence magnétique de ce grand vieillard aux yeux bleus. Sur un signe les gardes s’esquivèrent.

– Sais-tu que je t’observe depuis longtemps ? commença le maître-quêteur sans presque bouger les lèvres. Ton père était téméraire. Il ne craignait pas la mort. Son sang coule en toi.

– Vous avez connu mon père ? grogna insolemment Nath en frottant ses jointures endolories.

– Rodos ? Oui, très bien. Jadis j’ai voulu faire de lui un chevalier-quêteur, mais s’il en avait le courage il ne possédait pas le sens de la discipline et de l’abnégation nécessaires à une telle fonction. Il m’a semblé que sur ces derniers points tu étais différent… Je me trompe ?

Et comme Nath le regardait, bouche bée, il conclut d’une voix aux inflexions étranges :

– Veux-tu te joindre à la quête ?

Sans même savoir à quoi il s’engageait réellement, le garçon baissa la tête et s’agenouilla, en signe de soumission.

À la seconde même où il esquissait ce geste d’allégeance, la gigantesque mécanique de l’ordre des quêteurs le happa.

Il fut brossé, frotté de poudres parfumées. On remédia à sa maigreur en le gavant de lumière vive, on l’habilla d’une tunique de cuir sombre ; on lui donna même un casque de caoutchouc et une courte épée symbole de son rang. Ce retournement de situation le grisa. Il ne voyait plus que les courbettes et les saluts obséquieux des nobles sur son passage. Leurs minauderies pour obtenir son appui. Nath se plaisait à les humilier. Il vengeait Rodos, il vengeait Oti, il vengeait Djuba… Il était devenu celui qu’il faut respecter parce qu’il est chargé d’une mission quasi divine, celui qui va mourir pour la communauté, et à qui la communauté – en retour – doit tout…

Pendant quelques semaines Razza le laissa s’enivrer de puissance, puis le rideau tomba sur la fête et les choses sérieuses commencèrent. Nath dut rejoindre ses compagnons d’étude : Tob, Acarys, Ulm… Tous recrutés dans les rangs des orphelins. La grande machine initiatique s’ébranlait, sa révolution complète occuperait de nombreux semestres et ne s’achèverait que sur leur départ à tous. Leur départ vers la destruction, vers la mort…

Leur première rencontre avec « l’ennemi » eut lieu dans une crypte défendue par un passage secret. Mal réveillés, les garçons titubaient sur les talons de Razza, les paupières encroûtées et la bouche pâteuse. Ce qu’ils virent au centre de la salle carrelée de faïence blanche les fit se convulser d’épouvante : deux dragons figés dans une immobilité menaçante tendaient vers eux leurs gueules hérissées de crocs. Nath, comme les autres, amorça un début de fuite, mais Razza les arrêta dans leur élan.

Un sourire ironique aux lèvres, il marcha en toute quiétude vers les deux monstres qui reposaient chacun sur un piédestal couvert de signes incompréhensibles. Les sauriens n’eurent pas un tressaillement. Dans le dos de Nath, Ulm, un grand garçon au poil roux, poussa un soupir de soulagement.

– Des statues ! Ce ne sont que des statues ! On a l’air malin !

Nath plissa les yeux. Les deux sculptures offraient un tel luxe de détails qu’elles paraissaient nées sous le burin d’un artiste aussi fou que minutieux. Les écailles s’ordonnaient en rangées successives, les plaques osseuses s’étageaient le long de la puissante colonne vertébrale en un mouvement sinueux d’une extraordinaire vérité. Tout y était : les plissements de la peau, les nervures des pattes palmées, le tracé des grosses veines autour des yeux globuleux à pupille fendue.