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– Oh ! je sais bien qu’on ricane dans mon dos ! grogna-t-il un soir en s’asseyant près du feu (la température était de 75°à l’ombre !). Mais va ! Je sais ce que je fais. L’âge m’a appris bien des choses, et j’ai connu plus d’un esprit fort qui s’est réveillé un beau matin le corps gélatineux parce que le brouillard d’automne avait envahi sa hutte au cours de la nuit… Le brouillard, un ennemi terrible ! Tu le confonds avec la fumée du bivouac et c’est justement l’inverse : une buée, un nuage formé de minuscules gouttes d’eau en suspension dans l’air, des millions de gouttes microscopiques qui se déposent sur ta peau pendant que tu dors !

Pris d’une soudaine inspiration, il se leva et saisit la jeune fille par le poignet.

– Viens ! ordonna-t-il. Je vais te montrer quelque chose. Un secret. Tu n’as pas de langue, tu ne pourras rien répéter. Et d’ailleurs je doute que t’en vienne l’envie ! Allez, viens !

Mi excité mi effrayé, il traîna Boa au long d’un boyau rocheux avec l’obstination d’un prêcheur gagné par la rage de convaincre. Ils descendirent ainsi de trois niveaux, s’enfonçant dans le ventre de la falaise par un tunnel jalonné de torches. Enfin, ils débouchèrent dans une salle naturelle où crépitait un bûcher alimenté par ces briquettes noires que certains appelaient « charbon », et dont l’usage était réservé aux seuls seigneurs. Une dizaine de monstres rôdaient sur le pourtour du foyer. Des êtres gélatineux, des méduses humaines à la peau transparente. Ils se déplaçaient en clapotant, laissant dans leur sillage des traces gluantes ou des débris organiques. Boa eut un recul, mais la main du vieillard s’appesantit sur ses reins, la poussant en avant.

– Regarde ! gloussa-t-il, heureux de sa plaisanterie. Regarde ce qu’il est advenu d’anciens ricaneurs ! Des esprits forts, tous, mais que le brouillard a ramenés à plus d’humilité. Ils ne sont pas morts, non ; leur chair a été humectée superficiellement et la mutation s’est bornée à une dilatation épidermique irréversible. Une nuit ! Il a suffi d’une nuit ! Comme leurs familles sont riches et influentes, on ne les a pas supprimés, on s’est contenté de les… isoler. Ils ne sortent jamais de leur trou, d’ailleurs en auraient-ils la force ? Une fois l’an on leur abandonne une dizaine d’esclaves dans ton genre, pour qu’ils puissent se distraire un peu. Des gamines rétives qui n’ont pas donné satisfaction à leur maître. Qu’en font-ils ? Je ne saurais le dire. Certaines mauvaises langues prétendent que les gosses préfèrent se jeter dans le feu plutôt que de subir leur contact.

Boa aurait voulu hurler, mais son moignon de langue s’agitait dans sa bouche sans parvenir à moduler un son. Maltazar sortit enfin de son hypnose.

– Secoue-toi ! On remonte. Il fait terriblement humide ici. Dis au revoir aux ricaneurs, après tout ils n’ont pas beaucoup de visites !

Avant de regagner le tunnel, il se retourna une dernière fois, et la jeune fille l’entendit murmurer entre ses dents :

– Gâcher tant de bon charbon pour de pareils débris ! Quelle honte !

Une semaine après, les orages éclataient et Boa sentit ses seins devenir douloureux. Le moindre choc se traduisait par un élancement sourd. Elle entamait son travail « d’éponge ». Pour comble de malheur, Maltazar eut la déveine d’être désigné comme guetteur par le hasard du tirage au sort. Cet « honneur » impliquait une garde de douze heures au seuil de la caverne battue par les pluies, douze heures pendant lesquelles il lui faudrait scruter l’horizon envahi par la végétation, et dont les frémissements éventuels pouvaient à tout instant trahir l’approche d’un dragon. Le vieil homme prit très mal la chose.

– C’est un complot ! vociférait-il le soir sous ses fourrures. Le tirage était truqué. Ils veulent m’éliminer c’est sûr. Mon âge aurait dû me dispenser de tout service actif. C’est une besogne de jeune coq, pas un travail de vieux sage ! Une cabale, rien d’autre te dis-je !

Boa hochait la tête, un nœud au creux de l’estomac. Elle avait en effet acquis la certitude que le vieillard ne renoncerait pas à la traîner là-haut, au milieu des rafales et du crachin. Il lui avait déjà expliqué comment il conviendrait de monter l’abri de toile goudronnée qu’on dénommait « tente de guet », et qui se réduisait à quelques pans d’étoffe imperméable tendus sur des piquets.

Elle ne se trompait pas. Dès le lendemain, elle se vit contrainte de l’accompagner au bord du vide, là où la caverne s’ouvrait sur l’abîme. Maltazar s’était bardé de caoutchouc de la tête aux pieds, colmatant les interstices de la cuirasse avec des chiffons goudronnés. Comme Boa grelottait, il lui permit de s’asseoir à l’intérieur de la tente pendant qu’il effectuerait sa ronde au seuil de la grotte. La jeune esclave se recroquevilla sous le cône que déformait le vent, et s’enveloppa les épaules dans les mains. Ses seins, terriblement alourdis, tiraient sur leurs attaches. Leur peau se marbrait de bleu.

– Dragons ! Dragons ! rugissait Maltazar quand il venait se reposer sous la tente. Un prétexte ! Ces monstres ne rentrent pratiquement jamais dans les tunnels d’habitation, et puis nous sommes situés si près du sommet ! Pourquoi monteraient-ils si haut ? Ils s’attaqueront d’abord aux niveaux inférieurs. Certaines tribus leur abandonnent des cadavres empoisonnés, d’autres des esclaves bien vivants. C’est certainement l’idée la plus idiote qu’on puisse imaginer : au lieu d’amadouer les bestioles, ils ne font que les conforter dans l’opinion que la falaise est un garde-manger…

Maltazar ne cessait de tempêter que pour examiner le tranchant des armes rouillées que Boa avait affûtées en hâte le soir du tirage au sort.

– Tu n’en as jamais vu, toi, de dragon ! lançait-il ironiquement à l’adresse de la jeune fille. On t’en a sûrement raconté de belles ! En vérité ce sont des lézards, de simples lézards à peau verte. Ils mesurent trois mètres de long, et leurs pattes sont munies de ventouses, ce qui leur permet de se déplacer à la verticale. Il s’agit de mutants provenant d’une race ancienne qui se complaisait dans l’eau : les crocodiles. Le vrai danger est ailleurs, dans ceux qui les dressent à nous harceler : les Caméléons… Là est la tête à trancher. Les Caméléons : une race honnie ! Les hommes de la pluie, le peuple des averses. Le mal à l’état brut, la perversion des liquides… Mais comment les détruire ? Les chevaliers-quêteurs ne font qu’arracher une goutte d’eau à la mer, rien de plus…

Boa suivait mal les détours de l’interminable monologue. Trop de mots inconnus dansaient dans sa tête : Caméléon… Peuple de l’eau… Cheva-liers-quêteurs… Elle aurait voulu obtenir des précisions, mais déjà Maltazar avait enfourché un autre cheval de bataille et pestait contre les monteurs de cabales. Il dénombrait ses ennemis qui, à l’en croire, étaient légion. A son tour il jetait les bases d’une riposte, parlait d’organiser un parti, de limiter le plus possible l’accession des jeunes au conseil des chefs. Puis, quand ses fantasmes de menées politiques s’évanouissaient, il revenait à sa grande phobie : l’humidité.

Alors Boa cessait de l’écouter et reportait son regard vers le rideau argenté de la pluie derrière lequel se devinait les entrelacs végétaux d’une monstrueuse forêt, et il lui fallait accomplir un effort d’imagination pour parvenir à se persuader que l’endroit était encore un désert trois semaines auparavant.

Le drame se produisit au terme du premier mois de garde. Il fut si rapide que Boa eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait. Depuis un moment déjà, Maltazar effectuait sa ronde mécaniquement, les yeux mi-clos, absorbé par l’échafaudage d’une mystérieuse combinaison politique censée lui assurer une prompte remise en selle. Il ne vit pas la bête couler son mufle écailleux entre les rocs, étirer ses mâchoires en un bâillement jalonné de plusieurs centaines de crocs. Boa aurait pu l’avertir si elle avait encore possédé une langue, mais le glapissement qu’elle poussa fut dominé par le crépitement de l’averse ricochant sur les rocs. Happé au mollet, le vieillard n’eut pas le temps de dégainer son épée. Le dragon sauta dans le vide, l’entraînant dans sa chute. L’affaire n’avait pas demandé trois secondes.