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Oti les suivait dans leur équipée, l’œil vague, la bouche molle. Elle s’asseyait à l’écart, et lâchait de petits rires bêtes quand une goutte de pluie, ricochant sur la pierre, l’atteignait, soulevant sur sa cuisse une cloque rosâtre.

Nath, lui, ne parvenait pas à détacher son regard du désert, ou plutôt de ce qu’il en subsistait, car la mousse verte des jeunes pousses tapissait chaque jour un peu plus la géographie blanche des dunes. Des troncs dressaient leurs squelettes verts, des feuilles s’épanouissaient, grasses, épaisses, palpitant au vent comme des lambeaux de peau.

La grande horreur végétale entamait son règne.

Un matin le jeune garçon se réveilla seul dans la niche, au milieu des fourrures refroidies. Lorsqu’il voulut courir au tunnel d’accès, un homme du clan lui barra le chemin, l’air ennuyé.

– N’y va pas, mon gars, articula-t-il en essayant d’adoucir sa voix, ta mère, elle était folle, elle est montée sur la falaise avec ta sœur. Elles se sont avancées au bord du vide.

Boa l’esclave

Boa l’éponge

La nuit était tombée plus vite que la veille. Ce décalage qui excédait à peine une heure n’avait cependant pas échappé à Boa, l’écuyère. C’était un mauvais présage, le signe que la saison du feu touchait précocement à sa fin. Le soleil s’anémiait, et, lorsqu’il se mettait à rougeoyer, ses rayons se changeaient en une haleine à peine tiède. Sitôt touché le sol, elle s’activa à l’ordonnance du bivouac, libérant les chevaux des sangles et des charges accumulées sur leurs flancs, puis elle ratissa le sable de ses doigts tendus en fourche, récupérant les sarments blanchâtres qui, sous la couche superficielle du désert, formaient le squelette éparpillé de la forêt déshydratée cinq mois plus tôt.

Elle érigea un foyer savant capable de tenir la tête aux sautes de vent les plus capricieuses. Tout autour, les ténèbres rongeaient le paysage. Ce serait une nuit sans lune, une nuit d’encre pleine de bruits inidentifiables, et il faudrait une fois de plus se montrer vigilants. Par association d’idées, elle vérifia les armes de Nath, caressant le fil des lames d’un pouce prudent. Le coup d’œil irrité du jeune homme ne lui échappa guère mais elle n’en fut pas blessée. Depuis leur départ de la falaise, il s’était laissé emporter par le flot de ses souvenirs, comme tous ses semblables, négligeant les précautions les plus élémentaires.

Boa s’assit sur ses talons. Les flammes tordaient des éclats rouges sur ses cuisses nues, soulignant les bosses de ses muscles abdominaux. Elle tourna la tête en direction des dunes que les coups de pinceau successifs de l’obscurité rendaient maintenant indiscernables. Son oreille exercée isola sans peine une série de craquements ténus. Le bruit furtif d’un guetteur qui se déplace en souplesse pour chercher un meilleur point d’affût. On les suivait. Elle en avait la certitude.

En plein après-midi, alors qu’elle feignait la somnolence, elle avait brusquement pivoté sur sa selle, surprenant la fuite rapide d’une ombre derrière un amas de rocs. Qui les épiait ? Aucun dragon n’était encore éveillé, en outre un tel type de filature n’entrait pas dans le cadre de leur grossière stratégie. Une proie entr’aperçue était attaquée sur-le-champ, et le carnage qui s’ensuivait ne durait jamais plus d’une minute. Elle aurait voulu attirer l’attention de Nath sur le problème, mais le jeune quêteur ne paraissait guère disposé à prendre en compte les intuitions d’une esclave, muette de surcroît.

Découragée, elle se raidit en posture de veille, dégageant ses oreilles des longues mèches qui les recouvraient. Elle décontracta ses épaules, son torse, les coulant dans une immobilité statufiée. Sans les soubresauts spasmodiques de ses mèches érectiles on aurait pu la confondre avec l’une de ces sculptures oubliées qu’on croisait parfois au hasard des dunes, divinités à demi ensablées veillant obstinément au carrefour de routes n’existant plus depuis des millénaires.

Cette nuit encore elle ne dormirait pas. Mais c’était là son rôle, puisque le chevalier-quêteur n’était pas encore à pied d’œuvre. Elle eut un regard en biais. Nath avait regagné le cocon de sa méchante cape de laine brune, et les brusques flamboiements du bivouac jetaient des taches mouvantes sur son profil que la jeunesse imprégnait de féminité. Elle songea qu’il ne connaîtrait jamais les rides, l’affaissement des joues et du menton. Sa chevelure ne s’émietterait pas sous les assauts sournois de la calvitie. Non, dans quelques semaines il entrerait dans la mort, intact, à l’apogée de sa perfection physique, charpente de muscles souples, au meilleur de sa forme.

Elle reporta son regard vers la nuit. Il ne lui appartenait pas de juger ; elle et ses semblables n’avaient pas rang de citoyennes dans l’univers des grottes. Elles ne formaient qu’une main-d’œuvre affublée de surnoms ridicules : « les éponges », « les outres ». À l’origine, on les avait appelées les « Hydrovores » – les mangeuses d’eau – ce qui était idiot, puisqu’à l’instar des maîtres elles se nourrissaient de la chaleur du soleil. Leur souillure, leur malheur venaient du fait qu’anormalement sensibles à l’humidité, elles s’étaient révélées plus fragiles que les autres membres du clan.

« Nous mourons jeunes, lui expliqua Sobra – sa mère – le jour de ses quatorze ans, et quand je dis « nous », je veux surtout parler des femmes. Toi, moi, comme toutes celles de notre sexe, sommes particulièrement vulnérables. La matrone recruteuse va bientôt passer, elle prélèvera les jeunes filles dont la poitrine est pleinement développée. Toutes les gamines qui, comme toi, ont maintenant des mamelles de femme faite. On vous marquera, puis on vous acheminera vers les niveaux supérieurs, vers les cavernes des riches seigneurs habillés de costumes de caoutchouc. Vous serez vendues pour quelques brassées de fagots, un briquet, une pierre lumineuse, un vieux parapluie. Et le calvaire commencera… Ma pauvre petite ! Si tu savais ! »

Mais Boa ne savait pas. Elle s’était reculée dans le coin le plus sombre de la niche granitique, les paumes plaquées sur ses seins énormes qui, depuis leur brutale croissance, la gênaient pour dormir ou courir.

Comme l’avait prédit Sobra, la matrone recruteuse était passée peu de jours après, un fouet de cuir à la ceinture, soupesant de la paume les glandes mammaires des adolescentes alignées dans le halo des torches. Elle remontait la file, pas à pas, prenant son temps, faisant sauter une mamelle dans sa main comme elle l’eût fait de fruits à l’heure de la cueillette. Gémir, protester, vous valait un coup de lanière en travers des cuisses.

– T’as pas l’air bien gracieuse toi ! ricanait la bonne femme. C’est pas en faisant la grise figure que tu t’attireras les faveurs de ton maître. Si tu ne veux pas seulement servir d’éponge, faudra apprendre à faire risette !

Sobra, la mère de Boa, n’était qu’une esclave reproductrice, jamais elle n’avait eu accès aux étages supérieurs. Jamais elle n’avait eu la possibilité de devenir la concubine d’un riche seigneur du feu. Sa vie avait toujours été ponctuée d’engrossements successifs, eux-mêmes dispensés par des partenaires aussi furtifs qu’anonymes. Chaque année de sa vie avait vu l’arrivée d’un nouvel enfant, et depuis sa puberté elle avait donné le jour à plus de vingt filles. Chez les Hydrovores les mâles étaient rares. Les filles, il est vrai, développaient des pouvoirs que les hommes, eux, ne possédaient qu’à l’état embryonnaire. Des pouvoirs qui, dans le monde cruel des grottes, équivalaient rapidement à une condamnation à mort.

Boa avait été choisie avec quinze autres gamines. Aiguillonnées telles des chèvres, on les avait poussées vers les niveaux supérieurs, là où les cavernes s’ouvraient sur le désert, à flanc de falaise, et où la chaleur de l’été s’emmagasinait comme dans un four. Son premier contact avec la lumière crue, qu’elle n’avait à ce jour jamais perçue qu’au travers des fissures de la grotte de reproduction, l’avait enivrée. L’euphorie plaquant sur son visage un masque béat, l’une de ses compagnes de chaîne la pinça cruellement au-dessus du coude.