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Nath se rua dans l’escalier de pierre taillée, escalada les marches à quatre pattes et plongea à l’abri de la caverne au moment même où le premier éclair lézardait le ciel. Une poigne plastifiée s’abattit sur son épaule marbrée d’ecchymoses, une autre lui confisqua le sac où les gemmes s’entrechoquaient en un concert cristallin.

Il fut conduit devant l’assemblée du conseil des chefs et, à force de gifles, les matrones préposées aux confessions enfantines lui firent avouer la vérité. Son jeune âge lui évita les châtiments corporels. On estima qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres de son père (ce que les tables de la loi ne pouvaient décemment lui reprocher), par contre Oti, sa mère, fut jugée coupable de connivence avec Rodos, et pour ce condamnée à un séjour de trois mois dans le trou à plaisir où elle aurait l’obligation de se prostituer sans exiger de paiement. Les gemmes furent bien sûr confisquées et partagées, comme il se doit, entre les membres du conseil des chefs.

Il s’était donc retrouvé seul avec Djuba, sa sœur, et la honte de savoir que pendant trois interminables mois, Oti, leur mère, croupirait au fond du trou à plaisir, cet entonnoir qui par un réseau de boyaux basaltiques menait à une salle située beaucoup plus bas, et à laquelle seuls les hommes faits avaient accès les soirs de fête où l’on s’enivrait de lumière à l’aide de grosses loupes et de puissants réflecteurs. Il savait bien ce qu’impliquait la punition. Oti était jolie, elle serait contrainte de coucher avec tous les ennemis de Rodos qui verraient là un moyen commode de prendre une revanche inespérée. Pour comble de malheur ils étaient légion…

Le jour de l’exécution de la sentence, deux gardes vinrent arracher Oti à sa couche. On lui rasa la tête au milieu de la caverne, là où les hérauts déclamaient les proclamations officielles. Ses boucles blondes furent jetées au feu, puis une matrone lui tatoua un symbole rouge vif sur le front. Désormais, Oti ne pourrait dissimuler à personne l’infamante souillure qui avait été la sienne durant 90 jours. La grosse femme procédait sans prendre la moindre précaution, piquant et repiquant la chair délicate au moyen d’une aiguille creuse à travers laquelle elle insufflait une poudre indélébile.

Oti se mordait les lèvres pour ne pas hurler. Sa tête rasée n’arrivait pas à l’enlaidir et les crispations de son visage faisaient ressortir ses traits délicats, et son nez à la courbe parfaite.

Enfin on la releva pour la repousser vers le trou d’où émergeait une échelle de bois. Les femmes ricanaient, l’injure aux lèvres, mais les hommes – eux – avaient la respiration courte.

« … La femme de Rodos ! chantait-on. Rodos le fier-à-bras ! Rodos l’aventurier qui se moquait des lois, Rodos aux poings d’acier ! Hé ! Rodos ! Regarde ta femelle si tu as encore des yeux, bientôt tous les guerriers de la caverne se seront réchauffés dans son lit ! »

Nath s’enfuit. Il gagna le fond de la niche rocheuse où, par bonheur, Djuba, sa sœur, dormait encore. Il demeura longtemps prostré, la tête sous les fourrures pelées faisant office de couvertures. À son réveil, Djuba n’avait posé aucune question, et Nath se demanda si, feignant le sommeil, elle n’avait pas suivi toute la scène. Par la suite, ils se firent un devoir de n’en jamais parler.

Ils furent d’ailleurs très vite réquisitionnés par les matrones chargées de la surveillance des tâches civiques. Perdus au milieu d’une centaine d’enfants, ils durent lier en fagots les brindilles desséchées récupérées tout au long de l’été sous la couche de sable durci. Décolorés par le soleil torride, les sarments offraient un aspect blanchâtre, qui, s’ajoutant à leur configuration noueuse, leur donnait l’allure d’ossements rachitiques.

Pendant cinq mois, les femmes de la tribu avaient labouré les dunes à main nue en quête de ces résidus de forêt, de ces branches que le feu ardent du ciel avait racornies lorsque la saison de la brûlure avait succédé à celle des végétaux. A présent il convenait d’entasser ces débris et de les ligoter afin de rendre leur transport plus aisé.

Les enfants travaillaient au centre d’une vaste salle souterraine dont l’éclairage avait été réduit au minimum en raison des risques d’incendie, il fallait procéder à tâtons, les doigts tendus, plissant les paupières pour deviner les formes qui vous entouraient.

Au bout de trois semaines de cet esclavage, Nath et Djuba ne comptaient plus les échardes fichées sous leur peau, les blessures et les entailles infligées par les tronçons de bois mal ébarbés. Le manque de luminosité ne permettait pas à leur corps de reconstituer normalement ses réserves calorifiques, et la nourriture du soir se composait le plus souvent d’une purée aigre qu’on s’empressait de recracher dès la troisième cuillerée.

Nath ne mit pas longtemps pour comprendre qu’on les avait relégués, sa sœur et lui, dans la zone la plus obscure de la caverne, là où le rayonnement des torches nutritives venait mourir en une frange jaunâtre. Il en fit la remarque à la matrone supervisant la corvée, mais ne réussit qu’à s’attirer un coup de badine dont la marque violette resta imprimée en travers de sa joue droite deux semaines durant. De constitution naturellement frêle, Djuba ne tarda pas à s’anémier. Ses ongles tombèrent un à un, puis ses dents. Nath n’ignorait rien de ces symptômes. C’étaient ceux du mal de l’ombre, de la privation de lumière. La rage au cœur il songeait alors aux gemmes volées par son père, ces pierres que les anciens s’étaient partagées en se frottant les mains, et qui rayonnaient à présent de tout leur éclat dans les niches d’habitation des vieillards du clan, les gavant de luminosité au point de transformer certains d’entre eux en obèses.

Quand la corvée de bois prit fin, Djuba ne tenait plus sur ses jambes. Nath tenta de lui obtenir une place dans le cercle des enfants pauvres groupés autour du feu communautaire. Mais chaque fois les autres gosses les chassèrent à coups de pierres en entonnant une ignoble petite chanson dont le refrain commençait par :

Ton père est une éponge

L’est plus mou qu’une méduse

Dans le trou ta mère plonge

Avec son ventre les hommes s’amusent…

Nath et Djuba durent apprendre à vivre à l’écart, et à voler des brandons, des torches, pendant l’assoupissement des gardes.

Enfin, Oti émergea du trou à plaisir. Ses cheveux avaient repoussé, lui couvrant le crâne d’un lichen rêche où la main s’égarait en crissant. Elle avait l’air d’une somnambule et Nath eut vite la certitude qu’elle avait perdu tout contact avec la réalité. De ce jour, les femmes de la caverne la surnommèrent « la folle ».

La saison des pluies atteignait maintenant son apogée. Les nuages couleur de suie avaient reconquis le ciel et mitraillaient le désert du crépitement haché de leurs averses. Les guetteurs en armure de caoutchouc avaient dû déserter le seuil des grottes s’ouvrant sur le désert, battre en retraite pour échapper aux trombes et aux éclaboussures. Nath, qui traversait un soir la place des palabres, assista involontairement à l’arrivée des deux hommes déconfits.

– C’est fini, grommelait le plus grand en arrachant son casque piqueté de perles d’eau, cette fois c’est bien fini. Le soleil a regagné son terrier, comme nous. Ce matin Luzini a vu des taches vertes sur la plaine. C’est l’herbe. Elle commence à pousser…

Les commères qui faisaient cercle reculèrent avec un frémissement d’effroi, et un silence terrifié plana sous la voûte de granit.

– Si la verdure arrive, il ne reste plus qu’à prier les dieux, fit une vieille en esquissant un geste conjuratoire ; car derrière l’herbe il y a la forêt… Et derrière la forêt, les dragons…

Mettant à profit le départ des guetteurs, Nath prit l’habitude de se lever à l’aurore et de porter Djuba tout en haut du tunnel d’accès, aussi près de l’extérieur que les rafales cinglant la grotte le permettaient. De cette manière la fillette bénéficiait de la luminosité blême de l’aube, et s’en fortifiait.