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– Idiote ! cracha l’adolescente à son oreille. Il n’y a pas lieu de se réjouir ! On ne t’a donc rien appris ? C’est la mort qui nous attend ici ! Ils vont nous couper la langue… Après quoi nous leur servirons de putains. Crois-moi ! L’été tu le passeras allongée sur le dos, un homme couché sur toi. Puis viendra la saison des pluies, et pour eux tu ne seras plus qu’une éponge !

– Une éponge ?

L’incrédulité se peignit sur le visage de sa compagne.

– Tu es stupide ? Tu n’as jamais écouté le bruit de tes seins ? C’est çaqui les intéresse !

Instinctivement Boa avait posé les doigts sur sa poitrine, faisant crisser les cristaux emplissant ses glandes mammaires. Cela crépitait comme des sacs emplis de paillettes métalliques qu’on aurait pétris sans ménagement.

– Ça ?

– Oui, ça : les cristaux absorbants ! Les cristaux buveurs d’humidité ! A la mauvaise saison les parois des cavernes se couvrent de perles de rosée, l’air se sature de vapeurs d’eau. Les infiltrations creusent leurs ruisseaux. Tes seins tout neufs vont assécher cela. Ils préserveront l’atmosphère aride des habitations, évitant aux hommes du feu les maladies nées de la période des pluies : les rhumatismes, la tuberculose. Ta seule présence leur assurera des couvertures sèches. Désormais, pendant leur sommeil, les voûtes ne les mitrailleront plus de leurs pleurs nitreux. Tout cela sera pour toi, pour toi seule. Tu « mangeras » l’humidité jour après jour, et tes seins gonfleront au rythme de l’absorption. Des réservoirs d’eau ! Voilà ce qui t’a poussé sur le torse ! Ils ne l’ignorent pas, crois-moi ! On t’appellera « l’éponge ». Nous ne sommes pas bâties comme eux, c’est là notre malheur. Si l’eau les touche, ils gonflent ! Leurs cellules éclatent, ils se changent en méduses. Nous, nous supportons mieux la pluie, du moins apparemment. Notre épiderme draine l’excédent liquide vers nos seins où les cristaux l’absorbent.

– Et alors ?

– Et alors ? Chaque séance d’absorption augmente un peu plus la taille des cristaux ! D’abord grains de sable, ils se changeront en paillettes, puis en billes, et enfin en cailloux. Ta vie deviendra un calvaire lorsqu’à force de grossir ils atteindront la taille d’un galet… Tu comprends ?

Boa était blême. Elle venait effectivement de comprendre. Lorsque les cristaux atteignaient une taille démesurée, la peau tendue des seins finissait par se fendre. Deux cratères s’ouvraient sur le torse des esclaves, vomissant chacun leurs caillasses.

– Ce n’est pas possible !

– Tu verras ! ricana l’autre. Si tu as la chance d’être vendue à un notable installé loin des infiltrations, tu pourras tenir le coup. Un taux d’humidité moyen reste supportable, tu souffriras mais tu n’éclateras pas, c’est la seule chose qui compte. Dès les premiers rayons de l’été expose ta poitrine au soleil, la chaleur desséchera les cristaux en quelques jours, et tes seins reprendront leur taille normale. Tu auras gagné un sursis. Six mois de chaleur, avec au bout la perspective d’un nouveau semestre de pluies incessantes… Voilà ce qui t’attend. Ce qui nous attend toutes ! Souhaitons-nous bonne chance, demain nous n’aurons plus de langue pour le faire. Après tout on raconte que certaines « éponges » ont pu résister jusqu’à quatre ou cinq saisons avant de voir leur torse éclater… Pourquoi pas nous ? Allez ! A dans deux ans ma vieille !

Atterrée, Boa avait continué à avancer d’un pas de somnambule, les paumes toujours plaquées sur les boules mouvantes tressautant de part et d’autre de son sternum, sur ces poches à cristaux qui allaient devenir sous peu les instruments de sa souffrance, peut-être même de sa mort. La réalité était donc si noire ? les paroles de sa camarade de captivité firent monter à sa conscience de vieilles confidences oubliées. Des monologues tenus par sa mère donc elle n’avait pas compris le sens sur le moment mais qui, aujourd’hui, s’éclairaient d’un nouvel éclat…

« Jadis, chuchotait Sobra, on employait certains carbonates pour les conditionnements spéciaux. Les médicaments notamment, toutes les drogues sensibles à l’humidité. Une pastille asséchante, et hop ! Le tour était joué. Nous fonctionnons de la même manière, toi et moi – Nous sommes des déshumidificateurs vivants. »

Elle avait tenté de préparer sa fille,  de lui faire saisir le pourquoi des choses.  Mais les mots qu’elle employait ne signifiaient rien pour Boa. « Conditionnement »… « Médicaments ». Ils faisaient référence à une réalité oubliée, si lointaine.

Épuisées par leur longue ascension, les fillettes s’étaient abattues autour d’un feu de nuit. On leur avait alors tendu une pipe nauséabonde en leur demandant d’en inspirer la fumée à pleins poumons. Il n’avait pas fallu cinq minutes pour qu’elles sombrent une à une dans l’inconscience.

Boa se réveilla le lendemain avec Impression qu’une bête aux dents de feu lui dévorait la langue. Des élancements insupportables la traversaient du menton à la nuque. Des croûtes noirâtres maculaient sa poitrine. Sa bouche, ses lèvres avaient la consistance du bois. Elle voulut crier et n’émit qu’un son rauque, guttural. Alors seulement elle réalisa que plus rien n’occupait l’espace délimité par ses dents. On lui avait coupé la langue… Elle bascula dans le néant avec l’espoir de ne plus jamais ouvrir les yeux.

Au bout de trois semaines l’affreuse blessure se changea en un tissu cicatriciel acceptable, et elle fut vendue à un membre influent du conseil des chefs qu’avaient ému ses yeux fendus et son nez plat. Il se nommait Maltazar.

C’était un vieillard à la physionomie d’écorché. Si maigre que le dessein de ses muscles apparaissait aussi nettement que sur une planche anatomique. Il vivait dans la terreur perpétuelle de l’humidité et, bien que l’été chauffât les rocs à les fendiller, il obligeait Boa à se tenir collée à lui. La nuit, elle devait se coucher sur son corps décharné, telle une couverture de chair, pour le préserver des éventuelles gouttes d’eau que pourrait laisser choir la voûte à la faveur des brouillards matinaux. Jamais il ne chercha à l’utiliser charnellement comme le faisaient d’ordinaire les propriétaires d’esclaves hydrovores. Sa seule préoccupation était l’humidité. Rien que l’humidité. Pendant qu’il se faisait cuire au soleil allongé sur une pierre plate, Boa devait veiller à l’entretien de sa cuirasse de caoutchouc que le temps avait transformée en une carapace mi-croûteuse mi-dissoute, traquer la moindre fissure, vulcaniser les déchirures, poser des rustines sur les trous du heaume…

Le soir, lorsqu’il rentrait, la peau sèche comme un vieux parchemin, il examinait le travail de la jeune esclave au moyen d’une forte loupe. Le plus souvent il hochait la tête en maugréant une vague approbation. Tous les matins il lui pétrissait les seins sans ménagement pour évaluer la taille des cristaux. Comme ils semblaient ne pas vouloir augmenter, il dévisageait Boa avec suspicion.

– Tu n’es pas malade au moins ? Je veux dire : tu n’es pas anormale ? Tes mamelles fonctionnent ? On dirait qu’elles ne grossissent pas. Pourtant avec toute cette humidité !

On avait beau lui répéter qu’on n’avait jamais connu pareille canicule, il s’obstinait à épier la voûte d’un œil craintif, à passer son doigt sur les parois de la niche d’habitation, à revêtir son armure anti-pluie dès que le thermomètre tombait d’un degré. Boa voyait venir la mauvaise saison avec angoisse. Si le soleil effrayait tant Maltazar, qu’exigerait-il d’elle quand les averses fouetteraient la falaise ?

Vint le temps des nuages. Boa les regardait monter à l’horizon le cœur serré. Ils paraissaient se traîner au ras de la plaine encore blanche, rabotant les dunes et les empilements rocheux. Maltazar ne quittait plus son armure de caoutchouc et vivait dans la hantise d’un accroc. Cent fois par jour il exigeait que Boa se livrât à un examen complet du vêtement de protection, les yeux collés à la matière grumeleuse, qu’elle sondât plis et crevasses, qu’elle s’assurât de la parfaite adhérence des rustines.