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Boa demeura un moment hébétée sous l’auvent de la tente goudronnée, puis détala, comme mue par un ressort à retardement. Une fois en bas elle tenta d’attirer l’attention sur elle. Chaque fois qu’elle s’accrochait à la manche d’un notable, on la repoussait sans ménagement, l’envoyant rouler dans la poussière.

Vers le soir, enfin, Razza, le grand maître de la quête daigna s’intéresser à sa gesticulation. Il la suivit au bord du gouffre et constata la présence des traces de sang entre les roches, ainsi que de multiples débris squameux appartenant sans conteste à l’épiderme d’un dragon.

La nouvelle de la mort de Maltazar ne suscita aucune émotion ; la jeune fille eut même l’impression que nombre de petits seigneurs s’en réjouissaient sans pudeur.

On enchaîna Boa à un poteau, sur la place des proclamations, en attendant le verdict du conseil qui déciderait de son sort. La chaleur bienfaisante du foyer public atténua les douleurs habitant sa poitrine distendue. On murmurait en la dévisageant.

– Elle n’est plus bonne à rien ! observa une commère. Regardez-moi ces mamelles ! Elle va éclater d’un jour à l’autre, personne ne voudra la racheter.

– Il n’y a qu’à l’offrir aux dragons ! suggéra une femme. Lorsqu’on les vénère comme des dieux ils ne cherchent plus à s’introduire dans les grottes.

– Le peuple du feu ne va tout de même pas se mettre à adorer les créatures de la pluie ! s’insurgea un guerrier. Vous bavassez sans réfléchir, femmes ! Retournez donc à vos gamelles !

– En attendant, s’entêta la matrone en désignant Boa, une chose est sûre : celle-ci va exploser d’un moment à l’autre.

Puis la troupe se dispersa.

Toute la nuit Boa garda les yeux rivés sur les flammes du foyer. Elle se rappelait la fosse aux monstres que lui avait fait découvrir Maltazar, elle entendait ses paroles : Tous les ans on leur abandonne une dizaine de fillettes dans ton genre, il faut bien les distraire, n’est-ce pas ?

Aurait-elle le courage de se jeter dans les flammes avant de subir l’étreinte de ces êtres gélatineux jadis tous fils de « bonne famille » ? Elle l’ignorait. Et pourtant rien qu’à l’idée de…

Hypnotisée par la danse des flammes elle finit par s’endormir. Ce fut la poigne de Razza qui la tira de son anéantissement alors que l’aube jetait ses coulures de lumière grise par les fissures de la roche. Le prêtre la considéra d’un œil froid. Il était presque aussi décharné que Maltazar.

– Ecoute, chuchota-t-il, ton maître était un ami de longue date. Il ne t’a sûrement pas tenue à l’écart de ses réflexions. Beaucoup ici le pensent, et voient en toi un témoin gênant, ils voudraient te faire disparaître. Hier soir, le Conseil a suggéré de t’envoyer à la fosse aux infirmes. Je suppose que tu sais de quoi il retourne ?

Boa tressaillit et ses yeux s’agrandirent de terreur.

– Attends ! coupa le religieux. Je suis maître spirituel en ces lieux, et j’ai peut-être le moyen de te sauver… De te sauver de cette ignominie du moins, car je ne ferai ensuite que te proposer d’échanger une mort contre une autre. Tu le sais sans doute : je forme des chevaliers-quêteurs dont la mission s’achève par un suicide rituel. Ces chevaliers sont accompagnés d’écuyères qui sont, elles aussi, exécutées lors de la même cérémonie. Je te propose d’échanger un sort effroyable contre une fin honorable… A toi de choisir. Si tu es d’accord, j’interviendrai demain lors de la lecture de la sentence. Je te réclamerai pour le service de la quête. Mais attention ! Je ne peux enrôler que des vierges ! L’es-tu encore ? Ne mens pas ! Une matrone t’examinera et tu devras faire la preuve de ta virginité… Acceptes-tu, ou plutôt : peux-tu accepter ?

Boa hocha frénétiquement la tête en signe d’affirmation. Razza lui passa la main dans les cheveux.

– J’agis en mémoire de Maltazar, souffla-t-il en s’éloignant ; après tout il n’a pas pu faire de toi une mauvaise recrue.

A peine avait-il disparu que Boa fut prise d’un doute atroce. Etait-elle encore vierge ? Bien sûr Maltazar ne l’avait jamais touchée, mais elle se rappelait maintenant la nuit où on les avait droguées pour les mutiler. Les bourreaux, pour se mettre en train, n’avaient-ils pas été tentés de s’amuser aux dépens de ces filles endormies ? N’avait-elle pas été violée à son insu ? Comment s’en serait-elle aperçue puisque le lendemain tout son corps n’était plus que sang et douleur, et qu’ensuite elle était restée dans le coma durant près d’une semaine ? Elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage, car un groupe d’hommes vint la détacher pour la conduire dans la grotte du conseil où siégeaient les notables en grande tenue de caoutchouc.

Le scénario se déroula selon les prévisions de Razza, elle fut d’abord condamnée à la fosse, puis, sur l’intervention du prêtre, examinée par une sage-femme. Par bonheur elle était toujours intacte. Cette formalité accomplie, elle passa sous la tutelle du grand maître de la quête. Désormais elle était intouchable.

Ensuite…

Ensuite le temps parut s’immobiliser. Razza la conduisit un étage plus haut, dans une niche aux parois brûlantes et au centre de laquelle ronflait un feu d’enfer.

– Ta poitrine, expliqua-t-il ; il faut réduire la taille des cristaux, les assécher au plus vite. Reste étendue près du foyer, sur le dos. Cela risque de prendre un bon moment.

Le prêtre fit apporter trois réflecteurs paraboliques, ainsi qu’une demi-douzaine de pierres photo-amplificatrices. Peu à peu la douleur qui irradiait dans les seins de Boa s’assoupit. La jeune fille n’eut plus l’impression de traîner deux boulets de fonte de part et d’autre du sternum. Les glandes mammaires se rétractèrent pour reprendre leur volume initial.

– Tu as eu de la chance, commenta Razza en la palpant du bout des doigts, deux jours de plus et tu éclatais. Maintenant il va falloir m’écouter… et obéir.

Elle écouta donc, et obéit.

Un semestre passa, puis un autre, et encore un autre. Quand les cristaux s’alourdissaient de façon menaçante, elle faisait retraite dans la chambre d’assèchement. Les vergetures qui marquaient à présent la peau de ses mamelons témoignaient chacune d’une victoire sur la saison des pluies.

Boa apprit mille choses inconnues : l’entretien des armes, le langage des signes célestes, les indices naturels des changements météorologiques. Elle fut bientôt rejointe par d’autres écuyères, ensemble elles se penchèrent sur la physiologie des dragons, sur les échanges chimiques régissant les structures végétales…

Enfin Razza leur enseigna à contrôler le pouvoir érectile de leurs cheveux. Il leur montra comment maîtriser les spasmes nerveux les agitant perpétuellement, comment les transformer en impulsions motrices et faire se mouvoir les mèches à la manière de véritables tentacules.

– Vous devez être capables de les dresser au-dessus de vos têtes ! martelait-il. Les déployer en couronne de façon à tisser une ombrelle capable de couvrir vos épaules. Imaginez donc la formidable protection que peut vous apporter une telle coiffure ! Enduits de graisse, vos cheveux ainsi déployés constitueront un parapluie naturel, une coiffe imperméable, un bouclier horizontal sous lequel vous pourrez vous déplacer en toute sécurité…

Oui, elle apprit cela, et bien d’autres choses encore avant que Razza ne l’estime apte à la quête. Et voilà qu’aujourd’hui le moment était venu. Le moment de mériter la mort honorable qu’on lui avait promise.

Ceux qui dorment dans la pierre

Nath et Boa chevauchaient côte à côte depuis plus d’une semaine. Rien n’était encore venu troubler le morne effilochement des journées. La veille ils avaient traversé une plaine de roc nu, une véritable dalle où les sabots des bêtes s’étaient mis à tinter tels des marteaux. Nath avait grimacé car l’écho de leur course, s’envolant bien au-delà des dunes, équivalait à l’annonce officielle de leur présence. Mais qui aurait bien pu les entendre ? Les dragons ? On les disait sourds, et puis le soleil s’affirmait plein de vigueur, seul le vent… Nath détestait ce petit vent ironique qui, par brusques bouffées, surgissait de nulle part, caressait son corps nu le temps de faire lever sur sa peau une houle de frissons, puis s’évanouissait, insaisissable, invisible. Provocant.