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Un silence épais s’installa, seulement troublé par les crépitements du brasier central. Les miroirs paraboliques fusillaient les sauriens d’une lumière blanche, rappelant à s’y méprendre celle du désert. Nath était fasciné. Il imaginait sous la carapace inentamable le grouillement ralenti des viscères, et le cœur dont la diastole ne répondrait à la systole qu’après un intervalle de quinze jours… Comment de tels prodiges étaient-ils concevables ?

Comme s’il lisait dans ses pensées, Razza intervint d’un ton sec :

– Gardez-vous de l’admiration naïve ! Tout ce qui est conçu à l’image du dragon est mauvais. La seule lueur que vous pourrez entr’apercevoir dans les pupilles de la bête est celle du mal. Pour cette raison vous ne devez avoir qu’un but, et un seul : tuer…

Nath baissa la tête, rompit d’un pas. Une boule d’angoisse bloquait sa gorge.

– Aux confins du désert se dressent des nécropoles, chuchota Razza d’une voix presque inaudible, des villes-tombeaux aux avenues vides, aux maisons inhabitées… Le vent de l’été s’épuise à souffler au long de ces rues sans jamais rencontrer âme qui vive. Il n’y a rien, que des palais surchargés de sculptures, des multitudes de balcons soutenus par des armées de cariatides ; des jardins brûlés jalonnés d’escadrons de statues équestres. Des fresques grandeur nature s’étalent aux frontons des temples, des gisants encombrent les lieux de prière. Chaque cité est comme un monstrueux musée aux salles archicombles. Juchés sur leurs piédestaux, des rondes d’idoles découpent leurs arabesques figées dans la lumière de la saison chaude… Si vous pénétrez dans les habitations qui bordent les places, vous verrez une quantité incroyable d’autels dressés aux pieds de dieux inconnus dont aucune mythologie ne conserve le souvenir. Au bout d’une journée d’errance la tête finit par vous tourner, l’oppression vous gagne. C’est comme si ce labyrinthe d’êtres arrêtés au beau milieu d’un geste allait se refermer sur vous. Comme si, victime d’un inexplicable enchantement, vous alliez à votre tour prendre place au sein de ces cohortes immobiles…

Il s’arrêta, en proie au vertige. Une grosse veine étirait son delta palpitant sur la tempe droite. Nath cessa de refréner sa curiosité.

– Vous voulez dire que…

– Oui, tu as compris. Beaucoup, parmi ces statues ne sont pas en pierre ! Voilà la ruse qu’il vous faudra combattre. Le peuple de l’eau a su parfaitement tirer parti du phénomène d’hibernation sèche. Pour se garantir de nos incursions destructrices ils ont imaginé d’exploiter leur ressemblance avec le marbre. Leurs artistes ont donc sculpté des milliers de statues à taille humaine, dont les proportions respectent en tout point la réalité. Pour ce faire ils ont usé d’une roche verte comme leur peau, une pierre d’une dureté sans égale qu’ils dégrossissent et fignolent au moyen de techniques qui nous sont inconnues. Ils ont ainsi taillé une armée de figures mêlant tous les sexes, tous les âges de la vie. Un peuple d’idoles d’une incroyable précision anatomique qu’ils ont hissées sur des piédestaux, accrochées aux façades, juchées sur les toits des bâtiments. Puis, chaque fois que sonne l’heure de l’hibernation, ils s’intégrent eux-mêmes à ces fresques !Ils se mêlent aux statues, enfourchant un cheval de pierre, prenant la pose dans une ronde de nymphes, s’installant sur l’autel d’une divinité fictive ! Ils brouillent les cartes ! La calcification qui change leur peau en carapace leur permet de faire illusion, de se perdre dans cette forêt de sculptures pour la durée d’une saison. Comprenez-vous pourquoi on les a surnommés les Caméléons ? En multipliant les statues ils ont su se rendre invisibles, se fondre dans la masse. L’expérience que vous venez de faire vous prouve la puissance de cet artifice puisque vous vous êtes montrés incapables d’établir une distinction entre les dragons. Entre le vrai et le faux, l’image et son modèle…

– A quoi bon les distinguer si nous ne disposons que de marteaux pour les frapper ? s’insurgea Ulm, vexé.

– Vous ne partirez pas en quête armés de simples masses de carriers, coupa le prêtre ; nous disposons d’explosifs puissants…

– Alors il suffit de raser chaque ville jusqu’à la dernière statue ! exulta sottement Tob.

Razza eut un claquement de langue irrité.

– Les choses ne sont pas si faciles ! Loin de là ! Nos stocks d’explosifs proviennent du passé. On les a découverts dans le ventre de la falaise, là où les avaient enfouis nos ancêtres. Vous savez ce que cela signifie ? Que notre science vacillante est incapable de les recomposer. Il est donc hors de question que vous vous livriez à une débauche d’explosions, que vous rasiez chaque ville jusqu’à la dernière statue ! Il vous faudra bien au contraire user du plus grand discernement, apprendre à isoler, au milieu des figures inertes, ce qui est pierre et ce qui vit. C’est la matière vivante, et uniquement celle-là, qui doit disparaître. Qu’avons-nous à faire d’un holocauste de sculptures !

Tob baissa le front.

– Ce sera là votre principe directeur, appuya le maître. Vous ne devrez jamais gâcher vos explosifs en destructions irréfléchies. Je sais ce que cela implique. Une atroce partie de cache-cache au milieu d’une architecture folle, avec toujours la même question palpitant dans votre esprit : Est-ce une statue ? Est-ce un être vivant ? Vous connaîtrez la torture du doute. Chaque fois que vous gâcherez une charge, vous vous maudirez des heures durant. Vous errerez au long de ces villes de cauchemars comme des somnambules : sautant de piédestal en balcon, de balcon en fresque, palpant, sondant, reniflant, les yeux fermés dans un effort de concentration démesuré. J’ai moi-même connu cela quand j’ai traversé ces cités-pièges pour en dresser la carte. J’étais jeune alors, et j’ai souffert mille morts devant mon impuissance. Il m’arrivait de les questionner, de les insulter. Je me relevais la nuit pour me meurtrir les poings sur leurs torses, et au matin je m’éloignais vaincu, les phalanges ensanglantées. Depuis j’ai appris à affûter mes armes. Vous ne partirez pas d’ici démunis, croyez-moi. Le peuple de l’eau pâtira durement de votre passage. Leur ruse ne leur sera d’aucun secours, vos yeux voleront de gisants en idoles, écartant les simulacres, repérant en trois secondes les hibernants déguisés en statues ! Vous frapperez à bon escient, et pour chaque ennemi abattu, le peuple des cavernes louera vos noms pour l’éternité !

Une quinte de toux le coupa dans son envolée lyrique, et Tob crut malin de ricaner dans son dos.

Nath dormit ce soir-là d’un sommeil troublé. Il rêva qu’il était perdu dans un labyrinthe de silhouettes figées. Il s’épuisait vainement à les marteler sans parvenir à les différencier. Incapable de se décider, il courait d’un piédestal à l’autre, changeant perpétuellement la place des explosifs. Quel était le pourcentage d’êtres vivants au sein des figures ? Combien y avait-il de statues pour un seul Caméléon ? Dix, vingt, cent ? S’il fixait les charges au hasard, quelles étaient ses chances de tomber juste ?

Il se réveilla en gémissant et se fit injurier par ses compagnons de chambrée.

Trois jours plus tard, Razza les mit en présence de très jeunes filles aux seins trop gros – des femelles hydrovores – et leur expliqua qu’en raison de leur infirmité (on leur avait tranché la langue) ces esclaves avaient développé par compensation un sens de l’ouïe particulièrement aiguisé.

Nath avait entendu parler de ce phénomène, mais il ne voyait pas en quoi cette sous-race pouvait leur être de quelque utilité dans la course qu’ils allaient entreprendre. Il en fit la remarque au prêtre qui le foudroya du regard.

– Elles sont capables d’établir des nuances sonores que notre oreille ne peut percevoir. Je le sais, je les ai testées. Elles affirment que les statues et les Caméléons ne rendent pas le même son lorsqu’on les frappe avec un maillet d’argent. Il existerait une variation infime entre les deux résonances. Une variation permettant d’établir une distinction réelle !