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Trébuchant dans les ténèbres du boyau d’accès, les néophytes s’étaient abstenus de tout jugement prématuré. Enfin, l’éclat tremblotant d’une torche leur avait révélé les formes étranges d’un gigantesque fuseau de métal fracassé, imbriqué dans la roche comme une lame dans une blessure. La rouille avait rongé l’objet de sa lèpre écarlate, découpant une dentelle misérable dans les ailerons tordus par le choc.

– Un vaisseau spatial, avait murmuré Razza d’une voix vibrante d’émotion ; un croiseur de combat probablement. La crypte constituait sans aucun doute son silo de protection, mais le temps et le travail de la roche ont provoqué un glissement de terrain, l’ensevelissant à jamais dans le ventre de la falaise…

Les sourcils froncés par l’incompréhension, Nath quêta le secours de ses compagnons, mais ni Tob ni Acarys ne purent lui donner le sens des mots étranges proférés par le maître quêteur. Il lui fallut se faire une raison. Rejetant le problème hors du champ de sa conscience il reporta son attention sur la construction oxydée. Razza s’était engagé sur une passerelle rudimentaire plongeant dans le ventre du « vaisseau ». La torche brandie par son bras maigre fumait en grésillant, et les courants d’air rabattaient dans son sillage une écharpe de suie et de flammèches qui venait roussir les cheveux des disciples marchant en file indienne. Ils parvinrent ainsi dans une rotonde aux parois tapissées de coffrets de cuir molletonné semblables à des valises, et que la poussière blanchissait ; çà et là des vides dénonçaient les étuis manquants.

– Cent quatre-vingts, chuchota Razza ; il n’en reste que cent quatre-vingts. C’est un arsenal qui s’épuise. Les trous qui se creusent de rangée en rangée ne seront jamais regarnis… Vous avez sous les yeux notre seule arme contre le peuple des pluies, une arme héritée d’un lointain passé et qui, un jour, n’appartiendra plus qu’au domaine du souvenir. Voilà pourquoi vous ne pourrez vous permettre d’en gâcher n’en serait-ce qu’une charge !

Avec un infini respect il préleva l’un des coffrets et en fit sauter les sangles. Nath remarqua qu’un rembourrage caoutchouteux épais de plusieurs centimètres tapissait l’emballage sur sa face interne. Dans un alvéole central de forme rectangulaire reposait un bloc de matière rose gros comme la main, et dont la consistance évoquait la gélatine.

– Il n’y en a pas des masses ! grogna Tob dans son dos.

– On appelle cela un caisson sourd, commenta le prêtre en désignant la petite valise de cuir ; l’intérieur en est totalement insonorisé de manière que le produit fulminant ne perçoive aucun son en provenance du dehors, à ce qu’il reste sourd aux sollicitations de l’extérieur. Ceci est d’une grande importance et peut, selon que vous respectez ou méprisez cette consigne, vous sauver ou vous coûter la vie.

– Mais la mèche ? hasarda Ulm.

Razza eut un rictus d’agacement.

– Je vous l’ai déjà dit ! Cette substance ne réagit qu’à un signal sonore déterminé. Voilà l’instrument dont se servaient ceux qui conçurent cet explosif…

Il ouvrit la main. Au creux de sa paume brillait un curieux sifflet, une sorte de minuscule flûte d’os.

–  Ça ? s’exclama Tob incrédule.

– Oui, ça ! Un simple sifflet creusé dans une matière dont nous ignorons la provenance. De l’os ou de la corne, mais n’appartenant à aucun animal existant sur notre monde. Cette particularité lui donne le pouvoir de produire un son singulier qu’aucune gorge humaine ne peut émettre. Ce sifflement provoque une fission immédiate de la substance détonante. Une explosion extrêmement localisée mais d’une puissance effroyable à laquelle rien ne peut résister…

– Qu’entendez-vous par extrêmement localisée ? demanda Nath les yeux rivés au tube jaunâtre que le religieux tenait à présent entre le pouce et l’index.

– Je veux dire que la charge détruit tout dans un rayon de deux mètres, quelle que soit la dureté de l’objet, mais que si tu te tiens à cinquante centimètres en retrait de son rayon d’action, tu ne seras nullement incommodé. L’enfer se déchaînera à deux pas de toi, sans que le souffle ou l’onde de choc ne te causent la moindre blessure.

– Incroyable ! hoqueta Ulm.

– Et pourtant je n’exagère pas, insista le prêtre avec un sourire satisfait. Il en allait ainsi de la science de ces êtres inconnus. Nous avons tout essayé contre les dragons. Tous les vieux explosifs classiques de fabrication artisanale dérivés du soufre et du salpêtre. Aucun n’a été capable d’ouvrir ne serait-ce qu’une fissure dans la carapace d’un Caméléon ! Seule cette pâte venue d’outre-étoile peut nous seconder dans notre tâche purificatrice. Cette substance mortelle dont nous ne possédons, hélas, qu’une petite quantité.

– Mais le sifflet ? coupa Tob.

Razza eut une crispation du visage.

– Il en reste quelques-uns. Avec le temps certains se sont désagrégés. Or il suffît d’un simple effritement de l’os pour que la note émise soit modifiée, donc inopérante. C’est là une des épreuves qu’il vous faudra affronter. Je vous l’ai dit, nous avons sculpté des millions d’appeaux semblables sans jamais parvenir au moindre résultat. Une fois dans le désert, vous devrez prendre grand soin de ce détonateur : une fissure, un léger émiettement de l’anche, et vous vous retrouverez impuissants, inutiles. Vous pourrez souffler à vous en faire éclater les joues, vos pains d’explosifs ne daigneront pas sortir du sommeil de l’inertie. De chevalier, vous rétrograderez au stade d’épouvantail. Et que peut un épouvantail contre un dragon ?

Le cylindre osseux était ensuite passé de main en main avant de regagner l’une des poches de Razza, et il n’avait plus été question des explosifs.

Il fallut près d’un an pour que Nath se trouve une nouvelle fois confronté au problème soulevé par cette curieuse méthode de destruction. Il effectuait alors un stage aux écuries, travaillant sous la férule d’un disciple appartenant à la promotion supérieure. C’était un garçon tout en muscles, répondant au nom d’Olmar, qui affichait avec insolence son crâne rasé. Doué pour les complots de chambrée, il jouissait d’un ascendant incontestable sur les néophytes. Nath qui craignait sa force brutale, avait toujours observé vis-à-vis de lui une réserve polie.

Un soir, dans le but de l’impressionner, Olmar se lança dans d’étranges confidences…

– Le vieux Razza, ricana-t-il en plantant avec vigueur sa fourche dans la paille des litières, il se paye votre tête…

Devant l’incompréhension de Nath, il renchérit, un mauvais sourire aux lèvres :

– Ouais ! Il vous raconte des histoires, et vous, les gosses, vous l’écoutez béatement. C’est un vieux malin : ce qui pourrait vous faire peur, il le garde pour lui ! Il vous fait miroiter les honneurs, le tralala ! La gloire ! Il vous cache la merde ! C’est moi qui te le dis. Tu peux me croire. Je parie qu’il vous a montré l’explosif ? L’explosif qui ne peut sauter qu’au son du sifflet ! Le pétard magique qui fait « boum ! » quand on joue de la flûte !

Nath acquiesça d’un signe de tête, la gorge soudain serrée par l’appréhension. Olmar baissa la voix et s’agenouilla dans la paille, lui faisant signe de se rapprocher.

– Tu ne trouves pas bizarre que sa pâte explosive il faille obligatoirementla conserver dans un caisson sourd ? S’il n’y a que le sifflet pour la faire péter, où est le danger ?

Nath se mordit les lèvres ; cet aspect de la question l’avait effleuré mais il n’avait osé l’approfondir par respect pour le maître.

– Je vais te dire le pourquoi de la chose ! s’esclaffa Olmar. Il y a dans le désert un oiseau couleur de sable, une bestiole en voie de disparition qu’on appelle la guline. A la période des amours – vers la fin de l’été – il pousse son cri de rut, une espèce de couinement bizarre. Eh bien, ce cri est le même que celui émis par le sifflet magique de Razza ! Tu comprends maintenant ?