Occupé à remuer ces tristes pensées, le jeune homme ne remarqua pas tout de suite les craquements ténus convergeant dans leur direction. Si son imagination n’avait pas été échauffée par l’angoisse, il est même probable qu’il ne les aurait jamais perçus. Aussitôt, ses phalanges raidies par l’onglée se refermèrent sur la poignée du glaive et ses yeux s’écarquillèrent. Mais ceux de sa race, conçus pour regarder le soleil en face, ne jouissaient pas d’une bonne vue dans l’obscurité. Il lui fallut un moment avant de distinguer les contours d’une forme mouvante qui se rapprochait des bêtes. Son allure générale était celle d’un homme, ou du moins un bipède de taille similaire, et il en fut rassuré.
Avec précaution il entreprit de dégager ses jambes emmêlées dans les plis de la cape. L’ombre s’activait maintenant près des chevaux qui, curieusement, ne manifestaient aucun signe de frayeur. Nath entendit le cliquetis de lanières qu’on débouclait, le voleur agenouillé fouillait les fontes des selles. Rejetant la cape, le jeune homme bondit sur ses pieds, la lame haute, poussant le cri d’attaque des sentinelles : « Qui vive ? »
Hélas ! il avait trop présumé de sa souplesse, et une douleur fulgurante lui vrilla la cuisse lui annonçant qu’un de ses muscles, ankylosé par l’immobilité et le froid, venait de se froisser. Jappant de souffrance, il tomba sur les genoux, alors que la silhouette mystérieuse se redressait d’un bond. Boa réagit toutefois avec vivacité et lança l’une de ses mèches érectiles entre les chevilles de l’agresseur qui trébucha, effectua un roulé-boulé… et détala dans la nuit.
Nath saisit sa lame par la pointe et, l’utilisant comme un poignard, la projeta de toutes ses forces en direction du fuyard. Il entendit le sifflement de l’acier fendant l’air, puis le crissement de la pointe se fichant dans le sable. Il avait raté sa cible. Ce dernier échec acheva de le plonger dans une rage impuissante.
Il se releva en boitillant, la cuisse droite nouée par une contracture, et sautilla en direction des chevaux. Déjà, Boa avait joué du briquet, allumant la mèche d’une petite lampe à huile. La lueur du bec de cuivre dansa sur le spectacle des sacoches bouleversées, des coffres aux couvertures rabattues. Bizarrement, une seule chose semblait avoir éveillé la convoitise du voleur nocturne : l’armure de caoutchouc qu’il avait à demi extraite de son étui, comme s’il avait eu l’idée de se l’approprier. Boa eut un haussement de sourcils pour marquer son incompréhension, et n’obtint pour toute réponse qu’une grimace irritée de son maître.
Nath, toujours sautillant, clopina jusqu’au glaive planté à mi-lame, s’en saisit et revint en s’aidant du support des piédestaux. Boa examinait le sol, mais le sable pulvérulent que troublaient les tourbillons constants d’un vent sournois n’avait conservé aucune empreinte identifiable.
– C’est un homme, jura Nath en se laissant tomber près des sacoches, et un des nôtres, qui plus est ! Qui d’autre aurait intérêt à voler une armure de pluie ?
Boa hocha la tête, signifiant qu’elle partageait cette appréciation des événements. Un autre indice confortait Nath dans son hypothèse : le silence des chevaux à l’approche de l’intrus. Seul un habitué avait pu ainsi les côtoyer sans éveiller leur crainte, un habitué ou autrement dit : un chevalier-quêteur… Cette constatation le troubla. Le code de la quête se clôturant sur l’inévitable suicide rituel interdisait de concevoir une telle éventualité. Il était impensable, voire sacrilège, d’imaginer que quelqu’un ait pu oser survivreaux précédentes missions. Et pourtant…
– Un renégat ! lâcha-t-il à mi-voix, provoquant un sursaut de la jeune fille.
Oui, c’était la seule explication valable : un renégat qui avait osé passer outre, mépriser les saints commandements de la quête… Un scélérat, un profanateur qui avait – sans honte aucune – violé le code d’honneur des chevaliers-quêteurs. Aussitôt, il fut frappé par l’absurdité de sa thèse : l’existence d’un tel survivant défiait la logique ! Comment un homme du soleil aurait-il pu survivre à une (ou plusieurs) saison (s) des pluies ? C’était inconcevable. Le désert changé en forêt gorgée d’humidité… Les hordes de dragons patrouillant dans l’herbe caoutchouteuse des prairies, le sable saturé d’eau et virant au marécage, à la rizière. La pluie constante… Non, c’était impossible !
Il eut conscience que Boa le fixait, et il se détourna pour cacher son trouble. Un renégat ! Jamais Razza n’avait fait mention d’une telle aberration devant ses élèves. D’ailleurs, les garçons n’auraient jamais – ne fût-ce qu’une seconde – envisagé qu’un chevalier puisse se dérober à son destin de kamikaze.
– Nous le prendrons ! rugit-il. Demain tu placeras des pièges près des chevaux et nous demeurerons éloignés, comme si notre travail de dynamitage nous absorbait.
Boa déboucla une sacoche et en sortit une double mâchoire d’acier commandée par un ressort. Un piège à lézard bien assez large pour un pied d’homme. Nath eut un claquement de langue satisfait. Pendant que la jeune esclave lui massait la cuisse, il s’interrogea sur le sort qu’il conviendrait de faire subir au renégat. Le plus simple aurait été de l’attacher à un piédestal et de le faire sauter en même temps qu’un Caméléon, mais cette solution – si elle avait l’avantage d’économiser une charge – associait dans la même mort un homme du soleil et un représentant de la race honnie du peuple de la pluie. Tout renégat qu’il fût, l’homme n’en restait pas moins ex-chevalier. Et ce statut lui accordait le bénéfice d’une mort honorable… Pourrait-on le convaincre de se trancher la gorge ou de s’ouvrir les veines du poignet ? Nath en doutait.
Il regagna sa couche plein d’indécision. Cette complication de dernière minute ajoutait à ses angoisses, il n’avait guère de temps à dilapider en parodie de procès. Les conditions météorologiques se dégradaient et il devenait de plus en plus évident qu’il n’aurait pas l’occasion de se mettre en quête d’une seconde cité. Il devrait s’estimer heureux si les ultimes feux de la saison lui laissaient la chance d’épuiser ses charges au sein de la présente « nécropole ».
*
Le lendemain, alors que le soleil montait à son apogée, ils franchirent les portes de la ville.
Le spectacle qui les attendait ne différait en rien des descriptions brossées par Razza, jadis. Nath se fit un devoir de refréner sa surprise et de rester insensible au pittoresque des avenues qu’encadraient d’innombrables figures de pierre. En dépit des croquis étudiés durant son apprentissage, son imagination s’était complu à peupler les boulevards des cités hibernantes de créatures statufiées au beau milieu des gestes de la vie quotidienne : une femme se recoiffant, un enfant ramassant un jouet, un cavalier mettant le pied à l’étrier… Au lieu de cela, il découvrait des allées tirées au cordeau, des trottoirs vides, des statues alignées comme à la parade, des groupes à l’ordonnance strictement géométrique. Bref, une architecture apparemment dépourvue d’habitants…
Boa se déplaçait à pas prudent, tenant son cheval par la bride. Le maillet d’argent pendait entre ses seins au bout d’une chaîne. De temps à autre, elle jetait un bref coup d’œil en direction de Nath, attendant un ordre. Le jeune homme avala sa salive et s’arrêta devant un socle supportant une ronde de nymphes couronnées de fruits. Les corps vert sombre, malgré leur texture pétrifiée, respiraient la souplesse et la joie. Nath tendit la main. Le minéral lui opposa une surface inerte, sans vie. Il compta : douze jeunes filles, douze visages différents, douze expressions particulières, toutes criantes de naturel.
« L’une d’elles est une vraie femme, songea-t-il tandis que les battements de son cœur s’accéléraient. Oui, l’une des douze. Mais laquelle ? »
Il se hissa sur le socle, baissa la tête pour passer sous la barrière des bras tendus, des mains nouées. Une fois au milieu de la ronde, encerclé par les statues, il fut pris d’un malaise. Ces visages… Tous ces visages, si… humains ! Il lutta contre le vertige, et promena ses doigts sur les formes offertes. Il sentait le grain des mamelons aux pointes dressées, les fines rides encadrant les bouches plissées en sourires alanguis, il…