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– Dix, geignaient les femmes, encore dix qu’on ne reverra jamais ! De si beaux gars ! Si c’ est pas un malheur !

Oui, on les plaignait, on les honorait, mais au premier signe de pluie on s’empressait de les jeter dans le désert tout apitoiement envolé !

Nath gonfla ses poumons, inspirant l’air brûlant qui emplissait le casque mou. Il fit un effort pour chasser la rancœur qui bloquait sa gorge. La température s’était encore élevée et l’armure gainait à présent son corps comme un cataplasme. La cuirasse elle-même s’affaissait, affligeant le jeune homme d’une disgracieuse bedaine. Il se jura qu’à peine franchie la ligne des dunes, son premier geste serait de se débarrasser du costume de protection, et de l’enfouir dans les fontes de sa selle.

Razza remontait la ligne des quêteurs agenouillés, esquissant au-dessus de chaque casque une bénédiction rituelle. Nath essaya de se rappeler les noms de ses compagnons… Tob, Acarys, Ulm… A quoi bon ? Dans une heure, il serait seul, ou presque, la falaise rapetisserait derrière lui et la tribu des adorateurs du soleil finirait par disparaître comme un mirage dans les vibrations de l’air surchauffé. Boa, la servante, l’écuyère, trottinerait dans son sillage, coincée, nue, entre les paquets encombrant le cheval de bât. Alors, la page serait définitivement tournée…

Le prêtre fut soudain devant lui. La nuque courbée, Nath enregistra les détails de ses jambières fripées, dissoutes, les pliures des genouillères qui ne tarderaient pas à se changer en crevasses. Il eut un sourire amer : ils ne formaient plus qu’une armée dérisoire, une chevalerie fantoche aux carapaces trouées. Combien de temps parviendraient-ils à faire illusion ? Immédiatement, il s’en voulut de ces pensées sacrilèges et se jura de se mortifier. Le soir même, il ordonnerait à Boa d’ouvrir au hasard le livre des pénitences et de lui infliger la première punition qui viendrait à lui tomber sous les yeux.

Comme s’il avait deviné son trouble, Razza s’attardait. Sa main gantée de latex noir vint se poser sur la crête du heaume.

– Tu es le meilleur, Nath, susurra la voix du prêtre, ne l’oublie pas quand viendra le moment suprême. Choisis et tue.Nous t’avons formé pour cela. Ton œil, ton oreille doivent discerner, ta voix chanter la complainte de la destruction… C’est tout. Et n’oublie jamais : la mort est à l’image du dragon.

Puis la grande silhouette fit quelques pas en arrière et leva les bras au ciel. Surpris, les chevaux tenus à l’arrêt par les écuyères hennirent et ruèrent nerveusement, éparpillant le sable. Nath chercha à distinguer dans ce concert de clameurs le cri de Kary, son palefroi à poil rouge. Avec une certaine satisfaction, il songea que Boa savait mieux que quiconque maîtriser une monture. Rassuré par la présence de la jeune esclave et sa main sur la bride, Kary n’avait probablement pas même secoué la crinière. Par association d’esprit, l’image de Boa s’imprima sous les paupières de Nath avec son visage plat au nez presque absent et ses yeux fendus. Ses longs cheveux noirs, aux mèches érectiles, tombaient raides jusqu’à la naissance des fesses, petites et musclées. Elle avait la peau très brune, et – comme tous ses congénères hydrovores – ses seins énormes semblaient curieusement rapportés sur son corps menu aux attaches d’antilope. C’était un bon atout de l’avoir avec soi dans la quête, Nath en était conscient. Un très bon atout.

 – L’heure du départ a sonné ! psalmodia soudain Razza. Votre mission commence. Filez comme la lumière, détruisez comme la flamme. Vous êtes les fils du brasier. Vous portez la colère des peuples du soleil, de la chaleur, de l’été. A partir de cette seconde, vous devenez les chevaliers du feu ! En selle !

Les écuyères amenèrent les palefrois dont la pupille fendue s’était rétrécie à l’extrême sous l’assaut lumineux du ciel blanc. Comme Nath l’avait prévu, Kary était le seul à ne pas labourer le sable de ses sabots laqués. Il l’enfourcha, sentit son encolure soyeuse et son odeur de suint. Une fois les pieds aux étriers, il se contraignit à regarder droit devant lui, verrouillant son regard sur la ligne d’horizon, ou plutôt sur ce point de rencontre où le ciel et la terre fusionnaient en un même brouillard.

Razza fit un ultime discours que le jeune homme n’écouta pas, puis remonta l’allée, cinglant chaque croupe d’un revers de cravache. Un concert de hennissements éclata, et les bêtes se jetèrent dans un galop furieux, levant dans leur sillage une tourmente de poussière sèche.

Après dix minutes de cette course affolée, Nath consulta la boussole sertie dans le pommeau de la selle et corrigea la foulée de Kary en fonction de la route qu’on lui avait assignée. Boa avait plusieurs longueurs de retard. Le cheval de bât, avec ses précieux caissons de cuir molletonné, ne devait être manié qu’avec douceur.

Le nord… Ils entamaient leur longue marche vers le nord, ils allaient au-devant de la pluie, cavaliers minuscules qui, avec des armes dérisoires, couraient à l’assaut des nuages au ventre sale, des montagnes de vapeur volantes d’où jaillirait sous peu la mort.

« Vous êtes les champions du peuple du soleil, leur avait répété des milliers de fois Razza, le grand maître de la quête ; les champions d’un combat inégal toujours voué à l’échec, mais où chaque égratignure infligée à l’ennemi se traduit dans nos rangs par une vie sauvée… »

Nath obliqua, se coulant derrière la ligne des dunes. Ainsi il ne risquait plus de voir la falaise. Il tira sur le mors, pour laisser à Boa le temps d’arriver à sa hauteur. Elle était muette comme tous les esclaves hydrovores auxquels on tranchait la langue dès leur entrée en service afin qu’aucun lien ne puisse s’établir entre dominants et dominés, mais sa présence au milieu du désert prenait tout à coup un poids insolite.

Nath lui jeta un bref coup d’œil. Sur son torse menu, où chaque côte dessinait un arc saillant, ses gros seins avaient quelque chose d’anormal. Le trot accidenté du cheval de bât faisait s’entrechoquer les volumineuses glandes mammaires et Nath entendait distinctement le crissement pailleté des cristaux les emplissant. Il connut une seconde d’inquiétude.

– Tu es bien sèche ? Tu es sûre ? lança-t-il.

Boa secoua affirmativement la tête et, lâchant la bride de sa monture, saisit ses mamelles à pleines paumes pour les presser l’une contre l’autre. Son sourire appuyé signifiait qu’elle n’avait pas mal et que, par conséquent, ses seins ne contenaient aujourd’hui aucune goutte de liquide, Nath en fut soulagé et reporta son attention sur la piste.

La coutume de l’errance voulait que les chevaliers consacrent leurs longues heures de chevauchée silencieuse à faire le bilan de leur courte vie afin de se présenter dans l’autre monde en règle avec eux-mêmes. L’âge des quêteurs s’abaissant au fil des ans, ce travail de récapitulation s’amenuisait. Quel bilan Nath aurait-il pu dresser ? Il n’avait guère connu que l’enseignement de Razza, l’atmosphère enfumée des cryptes d’initiation, les épreuves éliminatoires, la purification. Non, il n’avait pas de souvenirs véritables. Mais peut-être était-ce mieux ainsi, au moment suprême il ne connaîtrait pas le regret. Il se mordit aussitôt la langue. De telles pensées étaient indignes d’un quêteur. Il aurait dû se sentir gonflé d’allégresse, à l’idée de la tâche impossible qui l’attendait ; il aurait dû vibrer de fierté ; il… Oui, mais son cœur était de bois. Il tenta de se rassurer : « C’est le choc du départ, l’engourdissement momentané du changement de situation. »

Mais il n’arrivait guère à s’en persuader. Il se rappela sa décision de faire pénitence. Il s’y soumettrait le soir même, c’était juré ! Une bonne mortification dont il abandonnerait le soin au hasard… et aux mains de Boa.