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» Vous savez cela, mais il est important de le répéter car je sais que nombre d’entre vous préfèrent jeûner et se laisser dépérir plutôt que d’absorber de la nourriture par voie buccale. Ils ont tort. Se servir de sa langue et de ses dents n’est pas souillure quand il s’agit de survivre. Ne faites pas le jeu de nos ennemis ! Le spectre lumineux dispensé par les feux de caverne n’est pas assez vivace pour vous alimenter et faire de vous des hommes forts, des combattants, et peut-être – plus tard – des chevaliers-quêteurs… »

Une fois, Tob, l’un des compagnons d’étude de Nath avait soulevé une objection :

– Maître, je vous écoute et l’incompréhension me gagne. Nous craignons l’eau, soit, mais pourtant… Ne sommes-nous pas, nous Hydrophobes, paradoxalement gorgés de liquides ?

– Comment cela ?

– Mais… Le sang qui gonfle nos veines ! Le contenu du placenta où flotte le fœtus ! Tout cela ne nous détruit pas… Comment l’admettre ?

Razza avait eu un sourire amusé.

– Bien sûr ! Car aucune de ces substances n’a chez nous la composition chimique de l’eau ! Et de l’eau de pluie, plus précisément. C’est là la différence ! Nos liquides vitaux n’ont rien de commun avec ceux du peuple des averses. C’est l’eau qu’il vous faut redouter, et seulement l’eau vomie par les nuages-porteurs-de-mort !

*

Nath leva les yeux vers le ciel. La boule de feu irradiait sa blancheur aux quatre points cardinaux. Le vide immaculé de la voûte céleste le rassura. Aucun nuage ne viendrait y traîner avant longtemps ; ce matin il en était sûr : les devins s’étaient trompés ! Quoi de plus normal ? Avec l’âge, les vieillards du conseil des chefs se révélaient de plus en plus timorés…

Il se laissa aller, décontracta ses muscles un à un. Il était nu, ainsi la brûlure du jour naissant pouvait le dévorer tout entier, l’enveloppant de son halo bienfaisant. Il avait presque oublié les événements de la nuit. Quelques instants plus tôt il avait fait une ronde, décrivant par acquit de conscience un cercle autour du bivouac. Il n’avait rien découvert. Cela ne prouvait pas grand-chose, toutefois, car le vent de sable avait la fâcheuse coutume de gommer les traces de pas en cinq secondes. Le rôdeur n’avait rien laissé qui pût contribuer à déterminer son identité. D’ailleurs tout cela était-il si important, puisque le simple bruit de l’acier d’une lame sur la roche avait suffi à le mettre en fuite ?

Nath se sentait bien, comme toujours le soleil l’enivrait. Le déchaînement des échanges chimiques courant sous sa peau l’emplissait d’euphorie ; pour un peu il aurait jeté Kary au galop entre les dunes, s’abandonnant au plaisir de la course. D’ailleurs le cheval, dont la physiologie répondait aux mêmes lois nutritives, jouait de la crinière et des antérieurs, gambadant tel un jeune poney qui n’a d’autre envie que de se creuser à grands coups de sabots une piste au milieu des sables. Nath dut refréner son ardeur en tirant sur les rênes.

A cent pas en arrière, Boa cheminait mollement, cramponnée au pommeau de sa selle pour lutter contre l’assoupissement qui, d’un moment à l’autre, risquait de la surprendre et de la faire rouler entre les pattes de sa monture. Le jeune homme fronça les sourcils, gagné par un indéfinissable malaise. Pourquoi aurait-il dû se sentir coupable ? La servante n’avait fait qu’accomplir son devoir d’écuyère. Périr en compagnie d’un chevalier-quêteur n’était-il pas, du reste, ce qu’une esclave pouvait espérer de mieux ? Les femelles hydrovores, qu’on surnommait la plupart du temps « les éponges », mouraient fort jeunes, et dans des conditions sordides. Suivre un quêteur aurait dû emplir Boa de fierté. Pourtant Nath ne distinguait aucun de ces sentiments dans les pupilles de la jeune femme.

Avec un soupir il vérifia le cap. L’aiguille bleue de la boussole indiquait toujours le nord. Autour d’eux le paysage ne changeait pas. Les monticules succédaient aux monticules, les dunes aux dunes. Parfois l’on croyait prendre un repère sur la forme particulière d’une arête rocheuse, mais ces certitudes s’effritaient rapidement. Après trois kilomètres de course on en venait à douter de la configuration de la borne choisie. Les rocs se ressemblaient tous, et lorsqu’on se retournait sur sa selle pour mesurer la distance parcourue, il fallait s’avouer vaincu. Était-ce ce cairn à l’ombre si allongée ? Ou bien cette aiguille basaltique que l’érosion avait fini par rendre coupante comme une lame ? Avait-on couvert une lieue ? Deux ? Trois ?

Nath haussa les épaules dans un geste qui lui était familier lorsqu’il désirait chasser un problème hors du champ de sa conscience. Il se relaxa, détendant muscle après muscle, commençant par les mollets, pour s’élever progressivement vers les épaules. Quand il ne fut plus qu’une architecture molle de fibres au repos, son esprit se réfugia dans la chambre secrète de son cerveau. La « chambre du bilan » comme la surnommait Razza. Une image le frappa soudain sans qu’il s’y fût préparé, grésillant de neurone en neurone avec la force d’un court-circuit, une image échappée d’un souvenir d’enfance…

Quel âge avait-il alors ? Huit ans ? Six ? Peut-être moins, mais la scène était restée gravée dans sa mémoire avec une précision hallucinante.

… Rodos, son père, courait à lourdes foulées, remorquant son fils par la main. Chacun de ses pas faisait naître une secousse douloureuse dans l’épaule du gosse. Nath s’était mis à pleurnicher. Ils couraient depuis plus d’une heure à travers la grande plaine de l’ouest et ses pieds lui faisaient mal, mais Rodos n’écoutait pas ses plaintes, il avait peur. Son visage se levait toutes les deux minutes vers le ciel, et ses pupilles, dilatées malgré la forte luminosité, trahissaient son angoisse. Pourtant le matin même il avait réveillé son fils avec un sourire rusé et des chuchotements de conspirateur.

– On va aller vers l’ouest, petit, murmura-t-il un doigt en travers des lèvres, il y a un gisement de pierres-miroirs, je suis le seul à l’avoir localisé. Si on peut en ramener une pleine besace, c’est la fortune et l’abondance assurées pour tout l’hiver, mais il faut faire vite. Si d’autres nous devancent, le trésor nous passera sous le nez.

Il n’eut pas besoin d’en dire plus. Nath se dressa, fou d’orgueil. Il jeta sur son épaule le sac de cuir que lui tendait Rodos, et quitta la niche de pierre en prenant bien garde de n’éveiller ni sa mère ni Djuba, sa sœur.

Comme des voleurs, ils se faufilèrent hors de la caverne collective, déjouant la vigilance des guetteurs de pluie, se coulant entre les éboulis, sautant de surplombs en cheminées jusqu’au sol. C’était la mauvaise saison. Nath malgré son jeune âge savait déjà cela. Franchir les limites de la grotte tribale constituait une grave infraction aux lois du Conseil. Mais les chefs étaient vieux, desséchés telle une brassée de sarments. Beaucoup radotaient, alors que Rodos avec son corps cuivré et musculeux, sa crinière blonde, sa barbe si dorée qu’elle en avait des reflets de platine, savait mieux qu’eux ce qu’il convenait de faire !

Peu chargés, seulement vêtus de leur cache-sexe de cuir, le père et le fils filaient sur la plaine de sable durci, bondissant de roc en tumulus telles des antilopes, ne parvenant ni l’un ni l’autre à s’essouffler réellement. Pourtant le soleil entrait dans sa phase déclinante à cette époque de l’année. Sa vigueur donnait déjà des signes de fatigue ; ses rayons tombaient mous et tièdes, surtout le matin. Les guetteurs de pluie avaient officiellement décrété l’agonie de la saison sèche deux jours plus tôt, et consigné le peuple des fils du feu à l’intérieur des grottes pour les six mois à venir. Mais quelques intrépides, d’incorrigibles coureurs de pistes pour la plupart, passaient outre, s’acharnant à profiter au maximum du délai de sécurité précédant l’arrivée des premiers nuages. Rodos était de ceux-là.