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Nath hocha la tête, les paupières tiraillées par les contractions des sanglots secs du peuple hydrophobe. Les battements du cœur de l’homme irradiaient dans son propre ventre. A présent, ils se déplaçaient sous le plafond obscur du nuage. Lorsque Rodos le déposa sur le sol, l’enfant vit qu’ils avaient regagné le tombeau pyramidal sur lequel ils s’étaient échinés des heures durant.

– Regarde ! ordonna Rodos, les pupilles fiévreuses, tu vas t’introduire là-dedans, par cette fissure. Tu es assez petit pour pouvoir t’y tenir recroquevillé. Garde la sacoche sur ton ventre, tu la donneras à ta mère, plus tard. Ne la montre à personne ! Quand la pluie va commencer à tomber, bouche-toi les oreilles, ferme les yeux et attends. Ne sors pas avant que le soleil ait séché le sable. Compris ? Pas avant, surtout. Alors tu essaieras de regagner la falaise sans te faire voir. Tu as tout compris ? Allez vite…

– Mais toi ? Toi ?

Rodos le souleva sans répondre, le porta au niveau de la brèche qui s’ouvrait à mi-hauteur du mausolée. Nath se débattit.

– Mais toi ? Où vas-tu aller ? C’est trop étroit pour deux là-dedans…

– Ne t’occupe pas de ça, j’ai un truc, un truc de grande personne. Je n’ai pas le temps de t’expliquer ! Et n’oublie pas ! Le sac !

Nath perçut vaguement l’effleurement d’un baiser qui le terrifia, car, d’ordinaire, son père ne se laissait jamais aller à de tels débordements affectifs, puis il bascula dans le tombeau, s’écorchant les épaules, les mains et les genoux. Il faisait quasiment nuit à l’intérieur de la pyramide, et il se retrouva à califourchon sur un sarcophage, incapable d’adopter une autre position tant l’espace était réduit.

Dehors Rodos s’activait, obturant la brèche à l’aide de gravats, ne laissant subsister aucune fissure par où l’eau pût pénétrer. Tout de suite après, un coup de tonnerre fit trembler le mausolée sur ses bases, puis un clapotis se fit entendre, cinglant la muraille, un clapotis que Nath identifia aussitôt comme celui de la pluie. Quand le premier hurlement de Rodos éclata, Nath se boucha les oreilles, mais ses paumes n’étaient pas assez épaisses pour étouffer les feulements de douleur qui, une heure durant, s’élevèrent à l’extérieur en une insupportable chanson d’agonie.

Les rafales sabrèrent le mausolée une nuit, un jour, puis encore une autre nuit. Nath s’était roulé en boule sur le couvercle du sarcophage. Les gemmes lui meurtrissaient les côtes malgré la double épaisseur de toile les emmaillotant. Il écouta le crépitement de l’averse quarante heures durant. Des millions de gouttes qui mitraillaient la construction comme autant d’ongles. À certains moments il se sentait près de perdre la tête. L’infinie patience de l’averse aurait raison de l’abri, il en était sûr. La pyramide allait s’user sous ce ruissellement, ses parois deviendraient de plus en plus minces. Et, pour finir, les gouttes les transperceraient aussi facilement qu’une feuille de papier détrempée.

Nath avait froid, l’obscurité l’étouffait. Son organisme, privé du pouvoir régénérant de la lumière, s’affaiblissait. Il allait mourir de la manière la plus absurde qui fût, les bras serrés sur un trésor de pierres amplificatrices que l’absence de tout lumignon rendait inutiles. Il eut une nouvelle crise de sanglots secs puis sombra dans un sommeil épuisé. Il rêva que le sarcophage s’ouvrait, et que la momie du dieu nain le saisissait à la gorge pour l’entraîner au fond de l’horrible boîte pour lui faire expier le vol des gemmes.

Enfin, bien plus tard, il fut réveillé par la caresse d’une coulée de soleil sur son épaule. Il était déjà très faible et il dut attendre que sa chair transforme le flux lumineux en apport calorifique. Le rayon doré s’insinuait par une fissure et traversait l’obscurité du tombeau avec l’impeccable rectitude d’une droite tracée au tire-ligne. Nath se laissa rouler sur le dos, offrant son ventre à l’effleurement de ce doigt tiède.

Quand il eut suffisamment récupéré, il se dressa sur la pointe des pieds et repoussa le bouchon de tourbe que Rodos avait accumulé dans l’étroite brèche. Le bloc bascula en se fragmentant, laissant entrer un flot de lumière éblouissante. Nath passa la tête au travers de cette lucarne et appela son père. Il ne savait pas pourquoi il agissait ainsi, pour se dissimuler la vérité, peut-être ? Pour tenter de croire que tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve…

Il devait être midi, le soleil avait séché la couche superficielle du sable tapissant la plaine, mais de grandes auréoles d’humidité demeuraient par endroits, ébauchant de larges fleurs aux pétales menaçants. Prudent, Nath déballa deux pierres photo-amplificatrices et se servit des chiffons goudronnés pour se confectionner des chaussures de fortune. Cette tâche achevée, il chercha en vain ce qu’il pourrait encore faire pour retarder le moment de la sortie, ne trouva rien, et se hissa hors du mausolée.

Malgré la présence du soleil, le vent restait frais, et l’on sentait bien que l’apparente vitalité de l’astre de feu n’était qu’un sursaut d’agonie, un dernier défi à la saison des pluies, une fanfaronnade. Nath sauta sur le sol criblé de minuscules cratères. Le sable amalgamé craquait sous ses talons, se lézardant. Il appela encore une fois « Père ? ».

Puis il vit… la chose.

Il s’était préparé au spectacle, mais l’horreur de la découverte lui arracha un cri rauque.

Rodos s’était traîné au flanc de la dune, avec l’espoir de s’y enterrer, selon l’usage des coureurs de pistes surpris par le mauvais temps. L’averse ne lui avait pas laissé le loisir de s’enfouir dans le sol. La mitraille de la pluie l’avait flagellé, ruisselant sur sa peau en un flot mortel. Chacune de ses cellules, accoutumées à la sécheresse, s’était gorgée d’eau comme une éponge, se distendant jusqu’au point de rupture. Son corps s’était amolli. La peau avait gonflé sous l’effet d’une monstrueuse levure. Les membres, le torse avaient triplé de volume, transformant l’athlète qu’avait été Rodos en un être effroyable, une méduse gélifiée aux contours flous, une boursouflure humanoïde dont l’épiderme translucide laissait apercevoir en son centre un lointain squelette.

Nath recula de trois pas, les yeux rivés à ce fœtus d’os noyé dans son placenta de gelée. Les yeux agrandis par la stupeur, il tenta vainement d’identifier la tête, la bouche, le nez… Mais il n’y avait rien, rien que cette chose clapotante, saturée de liquide et dont les viscères avaient éclaté les uns après les autres tels des ballons trop gonflés. Une éponge… Rodos était devenu une sorte d’éponge humaine. Son organisme, qu’une simple goutte sur le bout de la langue suffisait ordinairement à réhydrater, avait succombé à l’averse. La limite de saturation dépassée, les chairs avaient explosé en une gerbe d’éclaboussures mêlant eau de pluie et protoplasme.

Nath fit une douzaine de pas à reculons, luttant pour se détourner de la… chose, de cette masse échouée à flanc de dune et qui suscitait en lui souffrance et dégoût.

Ce fut la montée d’une nuée moutonnante sur la ligne d’horizon qui déverrouilla ses jambes. La panique le jeta dans une course folle en direction de la falaise, une de ces ruées d’épouvante comme on n’en connaît que dans les rêves, une cavalcade immobile où les jambes s’agitent follement sans parvenir à faire progresser d’un pouce leur propriétaire.

Il courait, le sac à gemmes lui entaillant les reins, il courait dans le halo du soleil pâlissant, un nuage sur les talons. A tout instant il s’attendait à ressentir l’assaut des premières gouttes tièdes. Elles pointilleraient ses épaules, soulevant des cloques rosâtres. Elles…

Il piqua sur la falaise sans prendre la précaution de se dissimuler, poussé par l’aiguillon de la peur. Les guetteurs de pluie, en armure de caoutchouc noir, le virent arriver du fin fond de la plaine, silhouette minuscule que talonnait le lent glissement d’une forteresse de fumée.