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– Tu as lu tout ça sur les parois d’un tombeau ? s’esclaffa Nath pour masquer son angoisse.

– Oui, j’ai interprété les dessins. Il y en a beaucoup, des centaines. Je n’ai pas tout compris mais je crois avoir saisi le fond des choses. Les Caméléons ont su mieux que nous conserver l’héritage scientifique des nains. Ils sont plus raffinés, ils connaissent le moyen de tailler les pierres vertes. Ils ont probablement récupéré leurs outils dans le ventre d’un quelconque vaisseau cosmique, comme nous l’avons fait pour les explosifs, mais leur savoir est moins négatif que le nôtre.

Il eut un geste de lassitude qui fit tinter ses chaînes.

– Je ne sais pas pourquoi je me fatigue à te raconter ça, grommela-t-il entre ses dents, tu es endoctriné jusqu’aux moelles. Razza s’est appliqué à développer tes facultés de haine, c’est tout. Il a fait de toi une machine à détruire… Une simple machine.

Il se roula en houle, tournant le dos à son interlocuteur. Nath s’étendit à son tour, les mains croisées sous la nuque, les yeux fixés sur la torche fumeuse plantée à quelque distance des chevaux. Les révélations d’Olmar avaient semé la perturbation dans l’architecture rigide des règles édictées par Razza. D’un seul coup le monde lui paraissait beaucoup plus compliqué qu’auparavant. Trop compliqué. Comme il allait fermer les paupières, il surprit le regard de Boa rivé sur lui. Les sombres pupilles brillaient d’exaspération et Nath en fut remué. Que lui reprochait donc l’esclave ? Quel grief attisait cette hargne subite ? Il haussa les épaules et se roula dans sa cape, un chevalier-quêteur n’avait pas à se soucier de l’humeur d’une Hydrovore à la langue coupée !

Un chevalier-quêteur…

Il nota que le titre, dont il s’était jadis grisé, éveillait à présent dans son esprit une gêne indéfinissable, mais à laquelle les propos d’Olmar n’étaient pas étrangers.

Il dormit d’un sommeil chaotique traversé de rêves sibyllins et de cauchemars. Quand il ouvrit les yeux, le soleil était déjà haut dans le ciel, et Boa toujours roulée sous sa couverture. Il tourna la tête vers l’endroit où se tenait enchaîné leur prisonnier.

Olmar reposait sur le dos, les jambes écartées, la bouche grande ouverte. Une plaie béante lui cisaillait la gorge d’une oreille à l’autre et le sang, sous sa nuque, avait dessiné un disque brunâtre sur le sable.

Nath se dressa, l’arme au poing. Le renégat était exsangue, et son corps raide. Ses mains, réunies par les menottes, serraient le manche d’un fin poignard à la lame engluée jusqu’à la garde.

Le premier sentiment de Nath fut un intense soulagement : Olmar avait choisi le suicide et retrouvé le chemin de l’honneur, libérant son compagnon de la désagréable obligation de s’improviser juge et bourreau.

Puis le doute s’insinua dans son esprit : le renégat n’était guère homme à se trancher ainsi le cou ; un tel geste nécessitait un courage physique bien supérieur à celui requis pour porter à ses lèvres le tuyau d’os d’un détonateur, or l’ancien quêteur n’avait pas même été capable d’user du sifflet pour mettre fin à ses jours, dès lors comment imaginer qu’il ait soudain trouvé la force de s’égorger ?

D’ailleurs, la blessure paraissait bien trop profonde et régulière pour être le fait d’Olmar. Comment concevoir que l’intense souffrance causée par une telle entaille n’ait pas fait trembler sa main ?

Et Boa, quicontrairement à son habitudefeignait de dormir d’un sommeil pesant !

Nath grimaça. La jeune esclave n’avait-elle pas profité de la nuit pour régler son compte au renégat ? Mais pourquoi ? Il se souvint du regard lourd de reproche qu’elle lui avait jeté la veille au soir. Avait-elle voulu, par cet acte, condamner l’attitude indécise de son maître ? Avait-elle tenté de le protéger du travail de sape entrepris par Olmar ?

Peut-être désirait-elle lui donner une leçon, lui montrer qu’elle respectait mieux le dogme  – elle, une simple esclave – qu’un prétendu chevalier ?

En proie à un grand trouble, Nath laissa couler une poignée de sable sur les yeux du réfractaire.

Quand Boa s’éveilla, elle ne manifesta nulle surprise, se contentant de récupérer sur le cadavre les menottes et la chaîne qui avaient servi à l’entraver. Nath vit dans une telle attitude l’aveu de sa culpabilité, pourtant – à aucun moment au cours des heures qui suivirent – il ne trouva le courage d’exiger une explication.

Extermination

Quand les hululements du vent emplirent la ville, couvrant en permanence les échos du marteau de Boa, il leur fallut se résoudre à partir. Ils ne pouvaient plus travailler dans de telles conditions.

Ils remontèrent plus haut vers le nord, en quête d’une cité mieux abritée. Ils laissaient derrière eux un paysage dévasté. L’harmonie des haies de sculptures, le tracé élégant des avenues ponctuées de statues équestres avaient cédé la place à une nuée de cratères béants.

Boa s’était appliquée à tenir un registre exact de leur palmarès. Cent vingt-quatre cibles avaient été sans conteste des êtres vivants : Caméléons des deux sexes ou dragons. Une trentaine se cantonnaient dans l’indéterminé. Le reste appartenait à la pierre. C’était un beau tableau de chasse, et la jeune esclave ne cachait pas son contentement. Nath, lui, tentait de faire bonne figure mais ne parvenait qu’à grand-peine à donner le change. Il n’essayait même plus de se le cacher : depuis qu’Olmar avait semé en lui le poison du doute, il faisait son travail à contrecœur, et les mots du renégat ne cessaient de résonner à ses oreilles : Ils sont pacifiques. Y as-tu pensé, Nath, et si nous étions les seuls véritables prédateurs ?

… Les seuls prédateurs ?

Et si Olmar avait vu juste ?

Nath prit l’habitude de chevaucher à l’écart, loin du regard scrutateur de Boa qui l’épiait à travers les longues mèches qu’elle laissait pendre sur son visage. Sans qu’il voulût réellement se l’avouer, elle commençait à lui faire peur. A quelle compétition avait-elle choisi de se livrer ? Tenait-elle vraiment à se montrer plus royaliste que le roi ? Ou bien Razza chargeait-il les écuyères de remédier aux faiblesses de leurs « maîtres », voire de les punir, le cas échéant ?

Comment savoir, le jeu paraissait maintenant si complexe, si… truqué ?

Quoi qu’il en soit, Nath ne se sentait plus en sécurité. Son hésitation à supprimer Olmar, sa complaisance et son trouble aux propos du renégat l’avaient rendu suspect aux yeux de Boa. Boa-la-pure ! Boa-la-gardienne-du-dogme !

Il tenta de ricaner à cette idée, mais le rire s’étrangla dans sa gorge.

*

Ils arrivèrent bientôt en vue d’une autre cité, sise dans une vallée aride. Un canal présentement à sec serpentait entre les constructions. Des dauphins et des tritons de pierre verte marquaient le centre des bassins, tirant à grands coups de nageoires immobiles des chars emplis de dieux marins aux sourires figés, aux yeux vides.

En ces lieux, Nath et Boa causèrent une fois de plus de grands dommages, pulvérisant en l’espace de dix jours deux cent trente-sept statues. Toutefois la proportion des pièces homologuées tomba à 30 %, ce qui fit grimacer Boa, d’autant plus que ce raid leur avait coûté la totalité du second caisson sourd. La réserve d’explosifs diminuait, suivant en cela la courbe de leurs performances. Nath avait conscience de bâcler son travail. Il était devenu distrait. Il choisissait les cibles au petit bonheur, négligeant l’avis de Boa que cette attitude emplissait d’une rage larvée. Mais il n’avait plus aucune envie d’être le meilleur, il s’attachait à détruire les dragons. L’esclave avait essayé de le rappeler à l’ordre en mimant le commandement de Razza : « Les sauriens n’ont pas grande importance, seuls comptent ceux qui les dressent. » Nath avait feint de ne pas comprendre le sens de sa pantomime et s’était détourné en bâillant. Le lendemain il s’était appliqué à miner trente-cinq lézards, s’attirant des regards haineux.