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– Pourquoi mon sifflet ?

– Nous avons besoin des explosifs pour écarter les dragons trop curieux, et tu sais aussi bien que moi qu’on n’a jamais trop de détonateurs. Donne…

– Viens le prendre !

– Tu es idiot, plaida Ulm, tu as vraiment cru aux fables du vieux singe ? Tous les apprentis connaissaient l’existence des renégats !

– Pas moi !

– Assez perdu de temps, fit Tob d’un ton tranchant. Pour commencer nous prenons tes chevaux et leur chargement. Ensuite il nous faudra te tuer sans abîmer ton armure. La pluie va venir et le temps n’est plus aux raffinements. Je le regrette, car je ne t’ai jamais aimé, Nath, j’aurais voulu te voir mourir lentement.

Ils s’emparèrent de Kary et du cheval de bât sur la croupe duquel ballottait le dernier « caisson sourd » hermétiquement clos sur sa charge de mort. Puis la ligne des assaillants se recomposa. La plupart des réfractaires présentaient de nombreuses mutilations : doigts arrachés, brûlures profondes, cicatrices de morsures, et tous laissaient apparaître des plaques gélatineuses aux endroits qu’avait touchés la mitraille des averses.

– C’est une sacrée bande d’éclopés que tu as là, Tob ! persifla Nath pour faire refluer sa peur.

Un colosse barbu se détacha du groupe, l’œil flamboyant de rage.

– J’ai survécu à dix-neuf saisons des pluies ! martela-t-il en levant un glaive ébréché. J’ai tout affronté : l’eau et ses cicatrices spongieuses, les dents des dragons, les explosifs qui risquent de vous péter dans la main quand passe la guline ! Tout ! Peux-tu en dire autant, gamin ?

Il chargea sur ces derniers mots. Aveuglément, sous-estimant son adversaire. Nath n’eut même pas conscience de passer à l’action, ses bras répétèrent un geste mille fois décomposé dans la pénombre de la crypte d’entraînement. La longue lame siffla en une trajectoire à l’ellipse parfaite, cisaillant la gorge de l’attaquant sans rencontrer la moindre résistance. Le barbu bascula sur le sol dans un éclaboussement pourpre.

Un hurlement de haine parcourut le rang des réfractaires, déchaînant l’hallali. La ligne de têtes et de sabres s’ébranla en un roulement confus. « Cette fois c’est fini ! » songea Nath, se remettant en garde. Il fut surpris de constater qu’il se trompait. Les renégats se battaient mal, usant d’une technique rudimentaire. Il était visible qu’aucun d’entre eux n’avait eu à livrer un véritable duel depuis fort longtemps. Sans doute étaient-ils plus coutumiers de l’agression nocturne pratiquée sur un adversaire endormi que de l’affrontement direct. Cette carence leur laissait peu de chance face à Nath et Boa, frais émoulus des salles d’armes de la falaise.

Le chevalier et l’écuyère brisèrent deux charges successives. Leurs longues lames au double fil tranchant traçaient dans l’air des éclairs d’argent se terminant chaque fois en nuage de gouttelettes écarlates. Ils désarçonnèrent quatre pillards qui ne se relevèrent pas et furent piétinés par leurs montures.

Un véritable mur de poussière entourait la bataille, les cavaliers émergeaient de ce brouillard de sable l’épée brandie et la bouche tordue par l’injure. Chaque fois le sifflement du sabre de combat les cueillait en pleine charge, et leurs yeux devenaient vitreux.

Pourtant, au cinquième assaut Boa fut blessée à la cuisse, puis à l’épaule. Elle tomba, évitant de justesse un coup de hache. Nath haletait, les poumons en feu. Son armure de caoutchouc était entaillée en maints endroits mais l’épaisseur du latex avait protégé sa chair de la morsure des couperets. Il se déplaça en crabe, saisit Boa sous l’aisselle et l’aida à se redresser. Le sang poissait la peau de l’esclave, la rendant gluante comme une grenouille échappée d’un bocal.

– Ça va ? souffla-t-il.

Elle ne répondit pas et se dégagea avec irritation, humiliée de se retrouver en position d’infériorité. Nath regagna sa place. Brusquement, Tob fut devant lui. Il était meilleur que ses acolytes, et Nath dut parer en catastrophe trois coups meurtriers. L’épée de son ancien condisciple siffla sous sa gorge, dérapa sur le hausse-col et trancha la chaîne du sifflet. Le cylindre roula sur le piédestal, échappant au regard du jeune homme. Un trait de pointe le contraignit à reculer et il heurta la hanche de la statue dressée au centre du socle. Une seconde, il crut qu’il allait perdre l’équilibre et basculer sous les sabots des chevaux.

Il parvint cependant à parer, passa sous la garde de l’attaquant et sabra le ventre de Tob d’un terrible aller-retour. Le garçon eut un boquet et se cramponna à la crinière de sa monture tandis qu’un flot de sang maculait le pelage de la bête. Cette dernière défaite donna le signal de la débandade. Les pillards refluèrent en désordre, emportant les chevaux des morts. Tob leur emboîta le pas, retenant ses viscères d’une main.

Quand le nuage de poussière se dissipa et que l’écho de la cavalcade se fut éteint à l’horizon, Nath et Boa se retrouvèrent seuls, debout sur leur piédestal, entourés de cadavres en haillons. Kary avait disparu, ainsi que le cheval de bât, et avec eux tout l’attirail de la quête. Les bras douloureux, le jeune homme se laissa glisser à terre et soutint Boa qui perdait son sang en abondance. Il la força à s’allonger et aveugla les blessures avec des morceaux de chiffon récupérés sur les morts. S’il avait disposé de la trousse médicale, il aurait pu tenter de recoudre les plaies et d’endiguer l’hémorragie au moyen d’onguents adéquats, mais le coffret de chirurgie se trouvait à présent entre les mains des renégats.

La situation n’était pas brillante. Nath rassembla les armes dispersées et découvrit à cette occasion les débris du sifflet-détonateur au beau milieu du socle. Piétiné au cours du combat, le précieux tuyau d’os se résumait à une poignée de débris jaunâtres. Nath les recueillit sans trop savoir pourquoi, peut-être parce que Razza leur avait enseigné à vénérer cette étrange flûte.

Finalement, il glissa les morceaux dans la poche latérale de sa cuirasse et s’agenouilla au chevet de Boa. Elle était si pâle qu’il n’osa pas la traîner à l’abri d’un temple. Sous l’effet de la souffrance, les cheveux de l’esclave grouillaient comme une couvée de serpents et ce spectacle avait quelque chose d’effrayant. Nath s’installa à trois pas de distance, planta son sabre dans le sol, joignit les mains sur la garde et y posa son front, dans la posture de lamentation des chevaliers-quêteurs. Il n’ignorait pas que cette attitude faisait aussi partie du rite funèbre, mais Boa était plongée dans une sorte de coma intermittent dont les brusques phases d’inconscience semblaient l’annonce d’une agonie prochaine.

Au vrai, elle n’avait guère de chance de survivre. Le manque de soins, la nuit glacée hâteraient le processus de désagrégation physiologique. Toutefois, si elle luttait jusqu’à l’aube, le soleil du matin reconstituerait sa réserve d’énergie et déclencherait l’ébauche d’un tissu cicatriciel, aveuglant les trous béants par où s’échappait son fluide vital.

L’obscurité ne tarda pas à envelopper les jeunes gens. Nath serra les mâchoires pour ne pas claquer des dents. Il avait froid, il était désemparé. La quête s’achevait d’une manière inacceptable ; le scénario mis au point par Razza avait déraillé à l’instant même où les renégats étaient entrés en scène…

Alors qu’il n’était qu’un néophyte, le prêtre lui avait dépeint un monde solidement structuré qui n’avait jamais existé que dans son imagination : d’un côté il y avait les bons (les chevaliers !), de l’autre les mauvais (les Caméléons). Aucune confusion possible, le blanc et le noir, le positif et le négatif… Sur le terrain, par malheur, les choses se révélaient moins simplistes et il était difficile de savoir à qui décerner l’étiquette d’adversaire.

Qui assassinait qui ?

*

L’aube se leva sur le rayonnement blanc du soleil et Nath eut un long frisson de soulagement. La pluie ne viendrait pas encore aujourd’hui ! A neuf heures la chaleur frôlait les 75°à l’ombre, à midi elle atteignait le cap des 100°. Nath avait débarrassé Boa de ses pansements, exposant les plaies aux feux du jour. L’hémorragie s’arrêta mais la jeune fille respirait toujours faiblement, et son pouls restait irrégulier.