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Il n’avait pas le pouvoir de s’y opposer, sa révolte s’effritait devant la menace du blasphème. Il redevenait un enfant, avec des peurs d’enfant. C’était comme si une chaîne paralysait ses processus réflexifs ; il coulait, entraîné par le poids d’une évidence factice. Il était impuissant…

Boa malaxait la boule de gélatine entre ses doigts. Quand elle ne fut plus qu’une pâte molle, elle la porta à sa bouche et la tint serrée entre ses dents selon le rite établi. Puis elle s’agenouilla aux pieds de Nath, posa son front sur le ventre du jeune homme et lui entoura les hanches avec les bras.

Nath mit ses mains sur la tête de l’esclave, aussitôt les mèches érectiles se redressèrent pour venir se nouer à ses poignets. À présent, les deux jeunes gens ne formaient plus qu’un bloc resserré sur le noyau de la charge destructrice. Il ne fallait plus attendre, la peur avait déserté le cœur du garçon, faisant place à l’engourdissement. Ses lèvres crispées sur la fente de la flûte funèbre commençaient à s’engourdir. Il avait la tête vide, aucune image ne venait plus s’épanouir sur l’écran de sa conscience, il était temps…

Il s’interrogea pour savoir s’il valait mieux garder les yeux ouverts, puis gonfla ses poumons. Au loin, le soleil avait perdu la bataille et le brouillard s’était changé en une nuée moutonnante. L’avant-garde de l’armée des nuages prenait possession du ciel.

«  Cette fois, c’est fini ! » songea-t-il.

Dans ses reins les mains de Boa accentuèrent leur pression. Elle s’impatientait. Nath ferma les paupières et souffla à s’en faire éclater la carotide. Un son strident déchira l’espace, filant loin sur la plaine, éveillant des échos modulés sous les voûtes des bâtiments, remontant les rues vides pour se perdre dans le désert.

Rien ne se passa.

Aussi figé qu’une statue, il ne sut que répéter son acte, faisant naître un second miaulement, mais la charge demeura inerte entre les dents de Boa. Alors seulement il comprit : Olmar avait menti. Olmar – en prétendant l’avoir volontairement épargné lorsqu’il transportait les pains de gélatine – avait essayé de le berner. Il n’avait rien tenté contre Nath parce que son sifflet était hors d’usage. La grandeur d’âme n’avait rien à faire là-dedans. Une fêlure indiscernable à l’œil nu avait modifié la fréquence de la minuscule flûte, la rendant inopérante ! Olmar n’avait pas sifflé dans le dos de son condisciple parce que siffler ne lui aurait servi à rien !

Olmar, vieille fripouille, qui – à son insu – venait de lui sauver la vie !

Nath éclata d’un rire fou, une cascade de hoquets que sa volonté ne réussissait pas à endiguer. Olmar avait menti ! Olmar lui avait joué la comédie du compagnon au cœur charitable : « Je t’ai laissé la vie, épargne la mienne ! »

Olmar, vieille canaille !

Nath riait, cramponné à son sabre comme à une canne pour ne pas tomber à genoux. Boa, elle, s’était redressée, les yeux flamboyants de dépit. Il la vit cracher la charge pour l’enfouir dans son pagne avant de lui tourner le dos et de s’éloigner en direction de l’escalier. Le garçon se laissa choir sur les dalles, à bout de souffle. Il eut encore deux ou trois hoquets, puis son hilarité se changea en quinte de toux.

En bas, l’esclave s’agitait avec la véhémence d’une fourmi. Agenouillée près des statues, elle creusait le sable à deux mains, soulevant un nuage de poussière jaune. Un instant, Nath crut qu’elle avait perdu la raison, puis il la vit se pencher sur un cadavre à demi déterré. Il frissonna de dégoût. Folle ! Elle était devenue folle ! Elle allait éventrer les tombes au mépris de la puanteur qui s’en dégageait, cherchant sur les corps des renégats ensevelis un éventuel sifflet de rechange… Par les dieux nains ! Elle ne lui pardonnerait jamais de lui avoir fait rater sa mort !

Nath se coucha sur le ventre, le visage enfoui au creux de ses bras. Il était fatigué, très fatigué. Il n’aspirait plus qu’au sommeil. Au-dessus de lui le ciel était gris.

Boa le rejoignit en fin d’après-midi, elle avait l’air égaré et les yeux fous. Elle s’accroupit contre une colonne et adopta une attitude de prostration, les genoux au menton, les mains crispées sur les épaules. A cette occasion, Nath vit que ses blessures s’étaient rouvertes et qu’elle recommençait à perdre son sang. Il était un peu confus de la tournure prise par les événements, mais pas réellement triste. Les relents de culpabilité qui l’avaient tout d’abord assailli s’estompaient avec l’arrivée du soir.

– Ne te désespère pas ! lui lança-t-il. Après tout, si une guline niche dans le coin elle peut très bien se mettre à chanter et nous expédier droit au paradis des quêteurs !

Une faible lueur d’espoir s’alluma aussitôt dans les pupilles de l’écuyère, et Nath fut affligé de constater qu’elle avait pris sa boutade au sérieux. Il n’eut pas le courage de la décevoir et s’allongea sur le dos, les paupières closes.

Alors qu’il sombrait dans l’inconscience, il devina que Boa s’installait à ses côtés. Son corps élancé s’incurva contre celui du garçon, son ventre se plaqua contre la hanche recouverte de caoutchouc et sa main droite vint se poser sur la poitrine de Nath, comme pour un tendre enlacement. Surpris par ce contact, le jeune homme ouvrit les yeux : le poing de Boa reposait sur la cuirasse, à la hauteur du sternum, et malgré la lumière parcimonieuse de ce début d’hiver il était facile de distinguer entre les doigts crispés la boule pâle de la charge explosive ! Bien décidée à ne jamais renoncer, Boa attendait maintenant le chant de la guline !

 

Ils passèrent la matinée du lendemain dans cette position, tels deux gisants, rivalisant d’immobilité avec les statues des alentours. Les conditions atmosphériques se détérioraient et le soleil anémique se signalait par une lumière floue derrière l’écran sombre des nuages.

Vers midi un nouveau coup de tonnerre ébranla le ciel, tout proche, et une lézarde de feu zigzagua entre les pyramides. La pluie venait. Nath se redressa, la guline avait eu sa chance, elle ne l’avait pas saisie, désormais c’était trop tard, il n’avait plus envie de mourir pour une mission aux desseins fumeux. Le doute était en lui, hurlant ses milliers de questions. Tant que ses interrogations n’auraient pas obtenu de réponse, le processus de la quête resterait suspendu jusqu’à plus ample information. Sur ce point il demeurerait inébranlable. Pour l’instant le plus urgent était de dénicher un abri hors de l’enceinte de la ville. Inutile de se tourner vers les pyramides, les renégats l’y auraient accueilli à coups de hache, de plus ils ne partageaient pas leur philosophie. Pour Nath il n’était pas question de survivre à n’importe quel prix mais de ne pas mourir berné. Il voulait savoir ce qui se cachait sous cette image du dragon qu’on l’avait dressé à haïr.

Boa s’accrocha à ses basques, essayant de le ralentir dans sa marche. Il se débarrassa d’elle d’une secousse ; il n’avait que faire d’une folle confondant suicide et promotion sociale.

Il lui fallut près d’une heure pour sortir de la cité et gagner les éboulis marquant la frontière où le désert reprenait ses droits. Les événements des derniers jours l’avaient à ce point bouleversé qu’il agissait par impulsions. Boa le suivait à distance, incapable – malgré la révolte ouverte de son « maître » – de rompre le lien d’obéissance tissé entre eux par Razza.

Pendant qu’ils serpentaient au milieu de l’amoncellement des rocs, le tonnerre tira trois salves dans le lointain, et la température chuta. A présent il faisait presque froid pour un fils du soleil accoutumé à des pointes de 80°Celsius.

Nath trouva enfin ce qu’il espérait : une sorte de boyau surélevé plongeant au cœur d’une aiguille naturelle affectant l’aspect d’un dolmen. Avec un minimum de chance, la cache ne serait pas noyée à la première averse. Il s’arrêta pour souffler. Boa le rejoignit, l’air hagard.