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Quand la forêt eut tiré un écran entre la ville et l’horizon, les premières « statues » commencèrent à bouger. Rien de très spectaculaire au début : un spasme des doigts, un tressaillement du genou, un brusque rictus de la bouche ou une contraction des sourcils… La pluie les arrosait en permanence depuis une semaine et la couche calcifiée qui les enveloppait fondait sous l’assaut des hormones, restituant à leur corps sa souplesse originelle. L’hibernation prenait fin.

Nath voyait venir avec terreur le moment où les dragons sauteraient de leurs socles, s’ébrouant dans un horrible froissement d’écailles, avant de renifler la piste… et de s’élancer en direction du dolmen. Que ferait-il lorsque les gueules hérissées de crocs chercheraient à s’introduire dans le passage ? Il avait bien sûr gardé un sabre, mais cela serait-il suffisant ? Et d’ailleurs lui resterait-il assez de force pour en brandir la longue lame et s’en servir efficacement ? Il en doutait.

Pour l’heure, incapable d’imaginer une solution de rechange, il se contentait d’épier le lent réveil de la cité, guettant les mouvements malhabiles des dormeurs encore inconscients. Ils semblaient revenir à la vie par saccades, passant de l’inertie de la pierre à la brusque gesticulation, pour finalement retomber dans un coma profond. Nath décida qu’il était grand temps d’utiliser son « otage ». S’arc-boutant aux parois, il poussa la joueuse de flûte sur le trajet d’une infiltration, de manière que les gouttes, tombant une à une de la crevasse, s’écrasent sur son visage, et seulement sur son visage. Il ignorait si un réveil partiel était du domaine des choses envisageables, ou si ce déséquilibre (tête mouillée/corps sec) n’allait pas entraîner la mort du sujet. Il n’avait pas le choix, il était dans les mains du hasard.

Durant les deux jours qui suivirent, Boa souffrit le martyre. Il est vrai que le degré d’humidification de l’air avait dépassé depuis longtemps les limites du supportable.

Nath lui-même, tout carapaçonné de caoutchouc qu’il fût, se rendait compte qu’une bouffissure générale déformait son propre épiderme. Ses mains, dont les gants étaient restés coincés sous la selle de Kary, présentaient un curieux aspect potelé. La vérité s’imposait dans toute son évidence : il gonflait… Comme un buvard, comme une éponge. Il gonflait !

Le neuvième jour, Boa sombra dans le délire. Elle reposait sur le dos au milieu de l’éventail grouillant de ses cheveux déployés. On eût dit une jeune morte à la poitrine trop lourde qu’on aurait jetée en pâture aux serpents. Le spectacle avait quelque chose de sinistre et Nath se coucha sur le ventre pour ne plus le voir.

La nuit même un raclement familier le tira de son abattement, il roula sur le flanc au moment même où la lame du sabre venait s’épointer à la place où se trouvait son visage une seconde plus tôt ! Il crut d’abord que la joueuse de flûte avait repris conscience et cherchait à le tuer, puis il réalisa à la faveur d’un rayon de lune que la femme brandissant l’épée n’était autre que Boa ! La surprise le paralysa et il évita de justesse un deuxième coup visant sa gorge. L’esclave poussait des cris rauques, et la démence plaquait sur ses traits un masque d’épouvante. Dans sa bouche grande ouverte, le moignon de langue s’agitait, hurlant à sa manière une haine muette et farouche.

Nath rampa vers l’extrémité du boyau, se réfugiant de l’autre côté de la statue. L’exiguïté de la niche ne permettait pas de manier le sabre avec efficacité, et c’est sans doute ce qui le sauva. Il para du coude un revers mal appliqué et reçut le plat de la lame en travers de la poitrine. Rendue furieuse par cet échec, Boa se jeta sur lui, brûlant ses dernières forces en un ultime corps à corps. La folie lui donnait l’énergie d’un homme. Ses ongles tâtonnèrent sur la gorge de son adversaire puis ses doigts se nouèrent sur la pomme d’Adam en un étau d’acier. Nath suffoqua et agita désespérément les jambes, dans l’espoir de se dégager. Il devina que les blessures de l’esclave s’étaient rouvertes car un sang épais dégoulinait sur son front, lui emplissant la bouche.

Il banda ses muscles, joignit ses deux poings et frappa Boa en plein visage. Elle encaissa le coup sans broncher et continua à l’étrangler. Ce n’était plus une femme mais une sorte de démon animé par une puissance obscure. Nath eut soudain la certitude que rien ne pourrait en venir à bout. Une terreur superstitieuse s’empara de lui. Boa n’était que l’instrument de la colère de Razza, l’intercesseur des dieux, et il devait – lui, Nath le blasphémateur – accepter son châtiment, ne pas se rebeller, il…

Une demi-minute il oscilla entre l’acceptation de la mort et la révolte, puis son instinct de conservation fut plus fort que le reste. Il frappa de toute la puissance dont il était capable. Cette fois Boa lâcha prise et partit en arrière. Elle eut une espèce de sanglot douloureux puis se raidit. Nath se releva sur un coude, le larynx en feu, des étincelles sur la rétine. Il tâtonna en aveugle, et faillit se trancher les doigts sur la lame qui jaillissait de la poitrine de l’écuyère. Boa s’était empalée sur le sabre dont la garde était restée coincée sous l’aisselle de la statue. La pointe à double tranchant avait pris appui sur la cuisse de la nymphe, se bloquant de manière à former un angle de 45°avec le sol ; la jeune fille avait péri, transpercée par cette lance improvisée.

Nath demeura prostré, au bord de l’évanouissement, puis, économisant son souffle, attira le cadavre contre sa poitrine. Il agissait en état second. La disparition de Boa le condamnait à la solitude. Elle avait voulu lui faire payer sa « traîtrise », il n’en doutait plus. Elle avait voulu se venger de sa déception, de cette mort lumineuse à laquelle elle avait tant rêvé…

Quand il eut recouvré ses forces, le jeune homme rampa vers la sortie du tunnel. Il lui fallait ensevelir le cadavre à l’extérieur pendant que les dragons sommeillaient encore au sommet de leurs socles ; après il serait trop tard.

Il avait les jambes molles, et lorsqu’il posa le pied dans l’herbe il manqua de défaillir. La pluie fouettait le caoutchouc de l’armure, mais – malgré les entailles – le vêtement de protection remplissait son office. Nath peina pour extraire du boyau le corps inerte de la jeune esclave. Dans la mort, Boa, jadis si légère, semblait avoir acquis le poids du marbre. Il réussit finalement à l’équilibrer sur son épaule droite et, se servant du sabre comme d’une canne, prit la direction de la forêt.

Le contact de l’herbe sous ses semelles l’emplissait d’un insurmontable dégoût. Il avait l’impression de se déplacer sur un tapis de vipères endormies. La pelouse spongieuse lui faisait l’effet d’un pelage gorgé d’eau, le pelage d’une bête monstrueuse qu’on foulait sans jamais parvenir à en distinguer les limites. Un picotement désagréable se répandait sur ses mains nues ; une irritation sournoise qui n’allait plus tarder à se changer en élancements. Mais qu’y pouvait-il puisque ses gants étaient restés coincés sous la selle de Kary ? La voix de la raison lui chuchota la meilleure des solutions : « Coupe les cheveux de Boa, ce sont des mèches grasses, imperméables, tu pourras les tresser comme des fibres et confectionner des moufles grossières qui protégeront tes doigts de la pluie ! »

Il secoua négativement la tête, jamais il ne se résoudrait à commettre pareille profanation. Olmar l’aurait fait sans remords, pas lui !

Avec la rage du désespoir il saisit le sabre et entreprit de creuser une tombe à la lisière de la forêt. C’était un travail malcommode car la lame dérapait sur le tapis d’herbes aquatiques, ou s’emmêlait dans l’incroyable lacis de racines sillonnant à présent le sable détrempé. Nath creusait, coupait, tranchait, faisant voler les radicelles en tous sens, mais le sous-sol saturé s’éboulait au fur et à mesure, réduisant son labeur à néant. Ses mains couvertes de cloques semblaient prêtes à éclater, il ne parvenait même plus à sentir le contact du sabre entre ses paumes.