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Nath ne bougea pas, s’obligeant à conserver la posture de lamentation malgré la douleur de l’ankylose qui vrillait ses articulations.

Vers quatre heures enfin, l’esclave ouvrit les yeux et parvint à se redresser sur un coude. Les plaies paraissaient ressoudées, et elle avait repris des couleurs. Nath lui enjoignit de ne pas bouger et se leva. Cassé par les multiples crampes qui lui tordaient le corps, il se traîna de bâtisse en bâtisse à la recherche de combustible pour affronter le soir. Il rassembla quelques bancs qu’il transforma en bûchettes ; puis il enterra les cadavres dont la chaleur hâtait la décomposition.

Il passa une nouvelle nuit au chevet de la jeune esclave, alimentant le brasier dont le crépitement leur chauffait délicieusement la peau.

Le lendemain, Boa avait recouvré sa lucidité. Elle s’assit sans effort et mima la psalmodie du remerciement vénéré, mais Nath devina une obscure réticence dans l’enchaînement des gestes, comme si l’esclave n’approuvait pas l’attitude de son maître. Peut-être estimait-elle, après tout, qu’il avait perdu son temps en la veillant et qu’il aurait mieux fait de l’achever au terme de la bataille ?

Ne sachant quelle attitude adopter, Nath lui montra à tout hasard les restes du sifflet piétiné. A la vue des esquilles d’os, Boa lui jeta un regard glacé où se mêlaient à doses égales désespoir et soupçon. Il comprit qu’elle le suspectait d’avoir profité de son inconscience pour écraser le détonateur. Une bouffée de colère le submergea.

–  À quoi aurait-il servi ? hurla-t-il au comble de l’exaspération. À quoi ? Peux-tu me le dire, puisque les explosifs sont en ce moment même aux mains des renégats !

Boa baissa les yeux et se rallongea, lui tournant le dos. Nath était si furieux qu’il faillit la frapper.

Mais qu’attendait-elle, enfin ?

Pour se calmer il arpenta une heure durant les rues inondées de soleil, insensible à la chape bouillante que l’armure faisait peser sur ses épaules. Il passa la nuit dans le hall d’un palais encombré de sculptures, se retournant d’un flanc sur l’autre. Il se débattait au milieu de cent constructions logiques toutes plus contradictoires les unes que les autres.

Il n’était pas responsable de l’arrivée intempestive des réfractaires, or, sans cette intervention il aurait normalement disposé d’une semaine pour achever sa mission destructrice. Ce délai, que la disparition des explosifs rendait inutile, il tenait pourtant à en conserver la jouissance intégrale. « J’ai besoin de me préparer ! se répétait-il à mi-voix. Le suicide implique une longue ascèse mentale… Il me faut ces sept jours. Je ne précipiterai la procédure sous aucun prétexte. »

Cette pensée à peine formulée, il s’accusait de mauvaise foi : « Tu ne cherches qu’à gagner du temps. Tu as peur. »

« De toute manière, concluait-il invariablement, le rituel est bouleversé, je ne dispose plus des instruments de ma mort. La cérémonie est donc remise en cause. »

Le jour se leva sans qu’il ait réussi à fermer l’œil. Boa l’attendait où il l’avait laissée, adossée au piédestal qui leur avait servi d’arène, appuyée sur son sabre comme sur une canne. Tout le temps qu’il mit pour arriver à sa hauteur elle ne cessa de le fixer dans les yeux. Enfin, alors qu’il n’était plus qu’à trois pas, elle pivota et tendit le doigt en direction d’une statue : une sorte de dieu barbu serrant une lyre contre ses pectoraux.

Nath écarquilla les paupières, suivant la trajectoire de l’index. Il ne lui fallut qu’une seconde pour repérer la boule de gélatine explosive aplatie d’une paume rageuse sur la pierre verte. Aussitôt les images de la veille défilèrent dans son esprit et il se revit, prélevant la dose de pâte dans la sacoche, décrochant les sabres suspendus à la selle… Ensuite, il revenait vers Boa… C’est à cet instant que la jeune esclave lui avait arraché la tranche d’explosif des mains pour aller la coller sur la cible. Le triton à la lyre.

Après, Tob et ses réfractaires avaient envahi la scène, bouleversant l’ordre des choses… Nath avait oublié, mais Boa, elle, s’en était souvenu !

Il haussa les épaules. Pourquoi tant d’insistance puisque le sifflet avait fini écrasé sous un talon ?

– Qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-il. On ne peut rien en faire ! Sans détonateur la gélatine est aussi inoffensive qu’un vulgaire caillou !

La jeune fille ne bougea pas. Elle avait le visage plombé par une détermination aussi féroce qu’incompréhensible. « Elle est folle ! » pensa Nath en reculant d’un pas.

Ils demeurèrent ainsi face à face un long moment, puis, avec un mouvement très doux, Boa plongea la main dans son pagne. Quand elle la ressortit, quelque chose brillait entre ses doigts, un petit cylindre luisant percé de trous. Un sifflet intact.

Le sifflet d’Olmar…

Nath accusa le coup. Le sol vacilla sous ses semelles. La flûte confisquée au renégat… Par les dieux ! Il n’y songeait plus. Qu’en avait-il fait ? L’existence de l’objet lui était sortie de l’esprit, il avait dû l’enfouir dans une poche, puis le perdre dans le sable lors d’un bivouac… Dans le sable, où Boa l’avait ramassé.

Il était glacé, acculé comme un rat poursuivi par un chat, et qui s’égare dans un boyau sans issue. Il ne pouvait plus reculer. Essayant de maîtriser son tremblement, il tendit la main. La dernière charge… Le sifflet… La panoplie funèbre était reconstituée. Le rituel suicidaire reprenait ses droits.

Prisonniers de la pluie

Ils avançaient avec une extrême lenteur, tel un couple de vieillards. Boa avait posé sa main droite sur l’épaule de Nath, et le jeune homme se demandait si ce geste n’avait pas pour but de briser chez lui tout élan de fuite ? L’esclave avait ramené son poing gauche entre ses seins, et le tenait crispé sur la boule de gélatine qu’elle était montée récupérer sur la statue, au mépris de ses blessures.

Ils gravirent les degrés d’un temple et posèrent le pied sur une vaste terrasse d’où l’on découvrait tout l’horizon. A quelques dizaines de kilomètres, les pyramides sacrées découpaient leur profil de triangle isocèle. Beaucoup plus loin, le soleil luttait pour se dégager de la brume, mais on devinait déjà qu’il n’y parviendrait point. D’ailleurs, ses rayons étaient désagréablement tièdes. Les yeux de Boa brillaient d’une flamme de folie, ses narines palpitaient à un rythme accéléré. Imitant son maître, elle sondait l’horizon, détaillant les objets pour se pénétrer de l’importance du moment. Une sombre passion animait ses traits, comme si depuis toujours elle n’avait vécu que pour cette ultime minute.

Nath soupira. A présent, la tortueuse démarche de la jeune fille lui apparaissait dans toute son absurdité : elle n’avait vécu que pour mourir ! Que pour s’associer au suicide d’un chevalier-quêteur, haussant du même coup cette mort au rang de promotion sociale ! Simple esclave vouée à la fin sordide des femmes-éponges, elle avait, grâce à Razza, entrevu le moyen de donner un sens à sa vie, de conquérir une gloire transfigurant son humble condition de servante. Dans l’explosion qui n’allait pas tarder à les dévorer tous deux, elle deviendrait son égale.

Nath déboucla la jugulaire du heaume, libéra son visage du carcan caoutchouté. L’air n’avait aucun goût particulier ; contrairement à ce qu’on racontait, l’approche de la mort ne décuplait pas les sensations. Il assura le sabre sur sa hanche, glissa le bec du sifflet entre ses lèvres…

Pourquoi continuait-il à agir comme une marionnette ? Pourquoi ne parvenait-il pas à rompre le cycle de l’envoûtement, à refuser cette mise à mort grotesque ? Le conditionnement, bien sûr… La leçon répétée des années durant, et qui s’était enracinée dans son cerveau, plus forte que son intelligence, plus forte que sa volonté. La leçon de Razza.