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– Ecoute, lança-t-il d’un ton qu’il voulait calme, tu as encore ton maillet ?

Devant la mimique égarée de la jeune fille, il précisa :

–  Il nous faut un otage ,tu comprends ? Je t’expliquerai plus tard. Pour l’instant il nous faut un Caméléon, un hibernant de petite taille qui puisse tenir avec nous dans ce tunnel. Une femme peut-être. Viens, il ne nous reste plus beaucoup de temps.

L’esclave s’ébroua et obéit ; le langage des ordres était le seul qu’elle fût encore en mesure de comprendre. Ils revinrent sur leurs pas mais ne dépassèrent pas les faubourgs. Là, Boa se mit à ausculter les figures bordant les allées ; les yeux clos, écoutant les échos nés des impacts du marteau. Nath trépignait. L’horizon semblait noir de fumée, le soleil avait sombré au sein de ces montagnes de suie aux volutes sans cesse plus nombreuses.

Un otage… Il devenait fou. Qu’en ferait-il ? Il ne savait pas encore, mais son sixième sens lui criait de ne pas négliger cette solution.

Après une demi-heure d’hésitation, Boa fixa son choix sur une jeune femme jouant du pipeau. Verte et menue, elle inclinait sur l’épaule un visage gracieux.

Nath s’impatienta.

– Elle est vivante, tu en es sûre ? Ce n’est pas un morceau de pierre ?

Boa haussa les épaules et parut se désintéresser de la question. Comprenant qu’il était inutile d’insister, Nath rassembla son énergie, saisit la « sculpture » aux hanches et la fit basculer de son socle. Elle ne pesait guère plus lourd qu’une vraie femme mais sa consistance était tout à fait celle de la pierre.

Sa prisonnière sur le dos, il reprit le chemin de la grotte. Il avançait maladroitement, enfonçant dans le sable mou jusqu’aux chevilles. Boa trottinait à l’écart, ne faisant rien pour l’aider.

La luminosité avait encore diminué, changeant ce milieu d’après-midi en crépuscule précoce. Nath haletait, ses doigts dérapaient sur la pierre verte, il s’arc-boutait à son fardeau, se retournant les ongles. Il finit par tomber à genoux et dut terminer le trajet en tirant la nymphe par les aisselles, tel un cadavre. Il progressait à reculons, pas à pas, creusant un profond sillon dans le désert, pitoyable laboureur rivé à la plus étrange des charrues.

Enfin, ses épaules butèrent contre la surface du dolmen. Il lui fallut encore hisser sa prisonnière à l’intérieur du boyau où elle glissa avec un raclement sonore. Epuisé, Nath s’affaissa au pied du monolithe. Le heaume l’étouffait. Il aurait voulu se défaire de l’armure, la rejeter pièce à pièce, se sentir léger, nu, mais une nouvelle canonnade céleste le dissuada de céder à une telle pulsion. Il pivota sur la hanche, agita la main en direction de Boa qui errait entre les éboulis, sans but.

– L’orage ! hurla-t-il. Dépêche-toi ! Viens te mettre à l’abri.

L’esclave daigna le rejoindre tandis que l’ombre d’un nuage large comme un continent, les recouvrait. Nath saisit la jeune fille à la taille, la propulsa dans le boyau sans ménagement, et la suivit en se hissant à la force des poignets. Il bascula dans la tanière cul par-dessus tête, se meurtrissant les flancs aux formes de la statue capturée un instant plus tôt.

Boa avait reculé vers le fond du tunnel, où elle s’était recroquevillée dans l’attitude de prostration qu’elle affectionnait depuis plusieurs jours. Il faisait presque nuit. Les nuages aux ventres de suie tiraient un rideau opaque sur la terre, la condamnant aux ténèbres. Nath serrait les mâchoires pour ne pas claquer des dents.

Dix minutes plus tard l’orage creva. Un déluge s’abattit sur le désert, détrempant le sable, creusant des ravines, des torrents. Un véritable mur liquide voila l’horizon et les choses. Cela crépitait tel le flot ininterrompu de milliards de billes d’acier se déversant sur un gong. Nath n’avait jamais entendu bruit plus affreux.

Au bout d’une heure la mitraille s’allégea et les contours de la ville redevinrent discernables à travers le mur liquide. Par bonheur les gouttes tombaient perpendiculairement au sol et la niche échappait au tir serré des rafales. Nath avait repris le contrôle de ses nerfs, mais le froid le faisait grelotter. Il ne faisait guère plus de 40°, comment pouvait-on vivre dans une pareille glacière ?

Il rampa vers Boa, s’adossa à la paroi. La jeune fille s’était enveloppée dans ses mèches grasses comme dans une couverture. Pour elle le cauchemar recommençait : l’humidité ! La mort ignominieuse des femmes-éponges étendait à nouveau son spectre sur elle. Elle avait cru fuir la malédiction pesant sur sa race, et voici que le destin la rattrapait. Elle n’aurait pas le bonheur de connaître la fin éclatante des chevaliers-quê-teurs, non, il lui faudrait se résoudre à faire son « travail » d’assèchement, gonfler, se distendre… puis mourir dans l’éclatement des organes saturés… A cette seule idée elle sentait la main noire de la folie étreindre son cerveau.

Nath, lui, avait relâché chacun de ses muscles et s’efforçait de vaincre la panique par le raisonnement. La situation n’était guère brillante. Ils se trouvaient isolés, sans aucune possibilité de faire du feu, sans la moindre pierre photo-amplificatrice. La précipitation des événements ne leur avait pas même laissé le loisir de rassembler quelques vivres. Pour le moment leurs glandes stockaient encore assez d’énergie calorifique pour tenir le coup, mais dans un tel environnement elles auraient tôt fait de se décharger, qu’adviendrait-il d’eux alors ?

Nath rentra la tête dans les épaules. « Peut-être, après tout, aurait-il mieux valu que le sifflet d’Olmar fonctionnât ? » souffla une voix au fond de son crâne.

Agonies

À partir de ce jour, il ne cessa de pleuvoir, et le crépitement des averses devint monotone et régulier, au point qu’on finissait par ne plus l’entendre.

À plusieurs reprises, Nath rampa vers l’ouverture du boyau, mais les éclaboussures le dissuadèrent de risquer la tête à l’extérieur. Il faisait froid à présent : pas plus de 25°; sans feu de camp, les nuits étaient difficiles à supporter pour un fils du feu. L’humidité marbrait les parois du tunnel de taches sombres et les seins de Boa avaient commencé à gonfler. Elle geignait en dormant, s’agitait, bafouillait des mots incompréhensibles. Nath aurait voulu l’aider mais n’entrevoyait aucune solution.

Dans les premiers temps il avait espéré une accalmie, une pause au milieu du déluge, qui leur aurait permis de courir en direction des pyramides, mais ce répit n’avait pas daigné se produire. D’ailleurs il y avait fort à parier, qu’à peine franchie l’enceinte des tombeaux, les renégats les auraient massacrés. Non, le salut ne se trouvait pas de ce côté.

Dehors le paysage se transformait : une herbe d’abord pelée avait recouvert le sable, puis cette mince toison s’était changée en une prairie élastique que le vent parcourait de grands coups de brosse invisibles. Des formes noueuses et verticales avaient jailli du sol pour se ramifier en une série de cornes aux embranchements multiples. Nath savait qu’on appelait ces choses étranges : « arbres », et qu’elles ne tarderaient pas à s’envelopper d’une sphère de feuilles bruissantes. Au fil des semaines, les arbres deviendraient de plus en plus nombreux, recouvrant le désert. Des fruits multicolores s’accrocheraient à leurs branches, assurant la subsistance du peuple des pluies. Déjà, les baies s’épanouissaient en grappes au cœur des buissons, des légumes à peau violette surgissaient çà et là entre les touffes broussailleuses.

Nath, qui s’affaiblissait, avait d’abord pensé à cueillir quelques-unes de ces productions végétales pour s’en repaître, mais on lui avait répété que les courges et autres protubérances charnues étaient gorgées de jus, donc de liquide, et que leur ingestion pouvait se révéler dangereuse pour un fils du feu. Il avait donc choisi de s’abstenir, bien que son potentiel énergétique chutât de manière inquiétante. Privé de lumière, il lui aurait fallu se gaver de viande séchée, mastiquer des biscuits déshydratés ou des cosses farineuses à teneur calorifique élevée. Olmar avait vu juste : survivre n’était pas facile, beaucoup moins facile en définitive que de sauter sur une ultime charge…