– C'est un peu gros, non?

– Céline, un peu gros? Vous avez intérêt à effacer ça.

– Mais enfin, cette scène insoutenablement méchante avec la femme sourde et muette, on sent que vous l'avez écrite dans la jubilation.

– Certes. Vous n'imaginez pas le plaisir qu'il y a à apporter de l'eau au moulin de ses détracteurs.

– Ah! En ce cas, ce n'est pas de la gentillesse, monsieur Tach, c'est un obscur mélange de masochisme et de paranoïa.

– Ta, ta, ta! Cessez d'employer des mots dont vous ignorez le sens. De la pure bonté, jeune homme! A votre avis, quels sont les livres qui ont été écrits par pure bonté? La Case de l'oncle Tom? Les Misérables? Bien sûr que non. Ces livres-là, on les écrit pour être accueilli dans les salons. Non, croyez-moi, rarissimes sont les bouquins écrits par pure bonté. Ces œuvres-là, on les crée dans l'abjection et la solitude, en sachant bien qu'après les avoir jetées à la face du monde, on sera encore plus seul et plus abject. C'est normal, la principale caractéristique de la gentillesse désintéressée est d'être méconnaissable, inconnaissable, invisible, insoupçonnable – car un bienfait qui dit son nom n'est jamais désintéressé. Vous voyez bien que je suis bon.

– Il y a un paradoxe dans ce que vous venez de dire. Vous m'expliquez que la vraie gentillesse se cache, et puis vous clamez à tue-tête que vous êtes bon.

– Oh, je peux me le permettre autant que je le désire, puisque de toute façon on ne me croira pas.

Le journaliste éclata de rire.

– Vous avez des arguments fascinants, monsieur Tach. Ainsi, vous prétendez avoir consacré votre vie à l'écriture par pure bonté?

– Il y a bien d'autres choses encore que j'ai pratiquées par bonté pure.

– Comme?

– La liste est longue: le célibat, la goinfrerie, etc.

– Expliquez-moi cela.

– Bien sûr, la bonté n'a jamais été mon seul motif. Le célibat par exemple: il est notoire que je n'ai aucun intérêt pour le sexe. Mais j'aurais pu me marier quand même, ne serait-ce que pour le plaisir d'emmerder ma femme. Eh bien non, car c'est là que ma gentillesse intervient; je ne me marierai pas pour épargner cette malheureuse.

– Soit. Et la goinfrerie?

– C'est l'évidence même: je suis le messie de l'obésité. Quand je mourrai, je prendrai sur mes épaules tous les kilos en trop de l'humanité.

– Vous voulez dire que, symboliquement…

– Attention! Ne jamais prononcer le mot «symbole» devant moi, sauf s'il est question de chimie, et ce dans votre intérêt.

– Je suis navré d'être bête et obtus, mais vraiment je ne comprends pas.

– Ce n'est pas grave, vous n'êtes pas le seul.

– Ne pourriez-vous pas m'expliquer?

– J'ai horreur de perdre mon temps.

– Monsieur Tach, en admettant que je suis bête et obtus, ne pouvez-vous pas imaginer qu'il existe, derrière moi, un futur lecteur de cet article, un lecteur intelligent et ouvert qui, lui, mériterait de comprendre? Et que votre dernière réponse décevrait?

– En admettant que ce lecteur existe, et s'il est réellement intelligent et ouvert, il n'aura pas besoin d'explication.

– Je ne suis pas d'accord. Même un être intelligent a besoin d'explication quand il est confronté à une pensée nouvelle et inconnue.

– Qu'en savez-vous? Vous n'avez jamais été intelligent.

– Certes, mais j'essaie humblement d'imaginer.

– Mon pauvre garçon.

– Allons, faites preuve de votre bonté proverbiale et expliquez-moi.

– Vous voulez que je vous dise? Les gens réellement intelligents et ouverts ne m'imploreraient pas ces explications. C'est le propre du vulgaire que de vouloir tout expliquer, y compris ce qui ne s'explique pas. Alors, pourquoi vous fournirais-je des explications que les idiots ne comprendraient pas et dont les êtres plus fins n'auraient pas envie?

– J'étais déjà laid, bête et obtus, je dois encore ajouter vulgaire, si je comprends bien?

– On ne peut rien vous cacher.

– Si je puis me permettre, monsieur Tach, ce n'est pas ainsi que vous vous rendrez sympathique.

– Sympathique, moi? Il ne manquerait plus que ça. Et puis, qui êtes-vous pour venir me faire la morale, moins de deux mois avant ma mort glorieuse? Pour qui vous prenez-vous? Vous commenciez votre phrase par « Si je puis me permettre», mais vous ne pouvez pas vous le permettre! Allons, sortez, vous m'incommodez.

– …

– Vous êtes sourd?

Le journaliste penaud rejoignit ses collègues au café d'en face. Il ne savait pas s'il s'en était tiré à bon compte ou non.

En écoutant la bande, les confrères ne dirent rien, mais ce n'était certainement pas à Tach que s'adressait leur sourire de condescendance.

– Ce type est un cas, racontait la dernière victime. Allez comprendre! On ne sait jamais comment il réagira. Parfois, on a l'impression qu'il peut tout entendre, que rien ne le vexe et même qu'il prend plaisir aux petites nuances impertinentes de certaines questions. Et puis soudain, sans crier gare, le voilà qui explose pour des détails dérisoires ou qui nous jette à la porte si nous avons le malheur de lui faire une remarque infime et légitime.

– Le génie ne souffre pas de remarque, objecta un collègue avec autant de hauteur que s'il avait été Tach lui-même.

– Alors quoi? J'aurais dû me laisser injurier?

– L'idéal eût été de ne pas lui inspirer ces injures.

– C'est malin! Le monde ne lui inspire rien d'autre que des injures.

– Pauvre Tach! Pauvre titan exilé!

– Pauvre Tach? C'est le comble. Pauvres nous, oui!

– Tu ne comprends donc pas que nous l'incommodons?

– Si, j'ai pu m'en rendre compte. Mais enfin, il faut bien que ce métier soit fait, non?

– Pourquoi? fit le cracheur de soupière, se croyant inspiré.

– Alors, pourquoi as-tu choisi d'être journaliste, enfoiré?

– Parce que je ne pouvais pas être Prétextat Tach.

– Ça t'aurait plu, d'être un gros eunuque graphomane?

Oui, cela lui aurait plu, et il n'était pas le seul à le penser. La race humaine est ainsi faite que des êtres sains d'esprit seraient prêts à sacrifier leur jeunesse, leur corps, leurs amours, leurs amis, leur bonheur et beaucoup plus encore sur l'autel d'un fantasme appelé éternité.

– Alors, la guerre a commencé?

– Euh… oui, ça y est, les premiers missiles ont été…

– C'est bien.

– Vraiment?

– Je n'aime pas voir la jeunesse désœuvrée. Ainsi, en ce 17 janvier, les petits gars ont pu enfin commencer à s'amuser.

– Si l'on peut dire.

– Quoi, ça ne vous amuserait pas, vous?

– Franchement non.

– Vous trouvez peut-être plus amusant de poursuivre des vieillards adipeux avec un magnétophone?

– Poursuivre? Mais nous ne vous poursuivons pas, c'est vous-même qui nous avez autorisés à venir.

– Jamais! C'est encore un coup de Gravelin, ce chien!

– Voyons, monsieur Tach, vous êtes parfaitement libre de dire non à votre secrétaire, c'est un homme dévoué qui respecte toutes vos volontés.

– Vous dites n'importe quoi. Il me torture et il ne me consulte jamais. Cette infirmière, par exemple, c'est lui!

– Allons, monsieur Tach, calmez-vous. Reprenons notre entretien. Comment expliquez-vous le succès extraordinaire…

– Voulez-vous un alexandra?

– Non, merci. Je disais donc, le succès extraordinaire de…

– Attendez, j'en veux un, moi.

Parenthèse alchimique.

– Cette guerre toute fraîche m'a donné une furieuse envie d'alexandra. C'est un breuvage si solennel.

– Bien. Monsieur Tach, comment expliquez-vous le succès extraordinaire de votre œuvre à travers le monde?

– Je ne l'explique pas.

– Allons, vous avez bien dû y réfléchir et imaginer des réponses.

– Non.

– Non? Vous avez vendu des millions d'exemplaires, jusqu'en Chine, et cela ne vous a pas fait réfléchir?

– Les usines d'armement vendent chaque jour des milliers de missiles à travers le monde, et ça ne les fait pas réfléchir non plus.

– Cela n'a rien à voir.

– Vous croyez? Le parallélisme est pourtant frappant. Cette accumulation, par exemple: on parle de course aux armements, on devrait aussi dire «course aux littératures». C'est un argument de force comme un autre: chaque peuple brandit son écrivain ou ses écrivains comme des canons. Tôt ou tard on me brandira, moi aussi, et on fourbira mon prix Nobel.

– Si vous l'entendez de la sorte, je suis d'accord. Mais Dieu merci, la littérature est moins nocive.

– Pas la mienne. La mienne est plus nocive que la guerre.

– Ne seriez-vous pas en train de vous flatter?

– Il faut bien que je le fasse puisque je suis le seul lecteur à même de me comprendre. Oui, mes livres sont plus nocifs qu'une guerre, puisqu'ils donnent envie de crever, alors que la guerre, elle, donne envie de vivre. Après m'avoir lu, les gens devraient se suicider.

– Comment expliquez-vous qu'ils ne le fassent pas?

– Ça, en revanche, je l'explique très facilement: c'est parce que personne ne me lit. Au fond, c'est peut-être là aussi l'explication de mon extraordinaire succès: si je suis si célèbre, cher monsieur, c'est parce que personne ne me lit.

– Paradoxal!

– Au contraire: si ces pauvres gens avaient essayé de me lire, ils m'auraient pris en grippe et, pour se venger de l'effort que je leur aurais coûté, ils m'auraient jeté aux oubliettes. Alors qu'en ne me lisant pas, ils me trouvent reposant et donc sympathique et digne de succès.

– Voici un raisonnement extraordinaire.

– Mais irréfutable. Tenez, prenons Homère: en voilà un qui n'a jamais été aussi célèbre. Or, vous en connaissez beaucoup, de vrais lecteurs de la vraie Iliade et de la vraie Odyssée? Une poignée de philologues chauves, voilà tout – car vous n'allez quand même pas qualifier de lecteurs les rares lycéens endormis qui ânonnent encore Homère sur les bancs de l'école en ne pensant qu'à Dépêche Mode ou au sida. Et c'est précisément pour cette excellente raison qu'Homère est la référence.

– A supposer que ce soit vrai, vous trouvez cette raison excellente? Ne serait-elle pas plutôt navrante?

– Excellente, je maintiens. N'est-il pas réconfortant, pour un vrai, un pur, un grand, un génial écrivain comme moi, de savoir que personne ne me lit? Que personne ne souille de son regard trivial les beautés auxquelles j'ai donné naissance, dans le secret de mes tréfonds et de ma solitude?