– J'avoue que non. Retournez-moi, de grâce.

La journaliste empoigna la masse par la hanche et l'aisselle, et la fit basculer sur le dos en poussant un cri d'effort. L'obèse respirait convulsivement. Il fallut plusieurs minutes pour que son visage terrorisé recouvre un peu de sérénité.

– Quelle était donc cette chose que vous veniez de découvrir et que vous teniez tant à me faire savoir?

– Je voulais vous dire que c'était un sale moment à passer.

– Mais encore?

– Ça ne vous suffit pas?

– Comment? C'est tout ce que vous avez à me dire? Il vous aura donc fallu quatre-vingt-trois années pour savoir ce que chacun sait depuis sa naissance.

– Eh bien voilà, moi, je ne le savais pas. Il aura fallu que je sois sur le point de crever pour comprendre l'horreur, non pas de la mort que nous ignorons tous, mais de l'instant de mourir. C'est un très sale moment à passer. Si les autres humains ont cette prescience, moi je ne l'avais pas.

– Vous vous foutez de ma gueule.

– Non. Pour moi, jusqu'à aujourd'hui, la mort, c'était la mort, point final. Ce n'était ni un bien, ni un mal, c'était disparaître. Je ne me rendais pas compte qu'il y avait une différence entre cette mort-là et l'instant de la mort, qui est intolérable. Oui, c'est très bizarre: la mort ne me fait toujours pas peur, mais désormais je suerai d'angoisse à l'idée du moment du passage, dût-il ne durer qu'une seconde.

– Vous avez honte, alors?

– Oui et non.

– Merde! Dois-je vous faire ramper à nouveau?

– Laissez-moi vous expliquer. Oui, j'ai honte à l'idée d'avoir infligé un pareil moment à Léopoldine. D'autre part, je persiste à croire, ou du moins à espérer, qu'elle a bénéficié d'une exception. Le fait est que j'ai scruté son visage pendant sa courte agonie et que je n'y ai lu aucune angoisse.

– J'adore les illusions dont vous vous bercez pour préserver votre bonne conscience.

– Je me fous de ma conscience. La question que je posais se situe à une échelle supérieure.

– Mon Dieu.

– Vous avez prononcé le mot: oui, peut-être Dieu accorde-t-il, à certains humains exceptionnels, un passage dénué de souffrance et d'angoisse, un trépas extatique. Je pense que Léopoldine a connu ce miracle.

– Écoutez, votre histoire est déjà assez haïssable comme ça, voulez-vous en plus la rendre grotesque en invoquant Dieu, l'extase et les miracles? Vous vous imaginez peut-être avoir perpétré quelque meurtre mystique?

– Certainement.

– Vous êtes fou à lier. Voulez-vous connaître la réalité de ce meurtre mystique, espèce de malade? Savez-vous la première chose que fait un cadavre, après son trépas? Il pisse, monsieur, et il chie ce qui lui reste dans l'intestin.

– Vous êtes répugnante. Arrêtez cette comédie, vous m'incommodez.

– Je vous incommode, hein? Assassiner les gens, ça ne vous dérange pas, mais l'idée que vos victimes pissent et chient, ça vous est insupportable, hein? L'eau de votre lac devait être bien trouble si, en repêchant le cadavre de votre cousine, vous n'avez pas vu le contenu de ses intestins remonter vers la surface.

– Taisez-vous, par pitié!

– Pitié de quoi? D'un assassin qui n'est même pas capable d'assumer les conséquences organiques de son crime?

– Je vous jure, je vous jure que ça ne s'est pas passé comme vous le dites.

– Ah non? Léopoldine ne possédait-elle pas une vessie et un intestin?

– Si, mais… ça ne s'est pas passé comme vous le dites.

– Dites plutôt que cette idée vous est intolérable.

– Cette idée m'est intolérable, en effet, mais ça ne s'est pas passé comme vous le dites.

– Vous avez l'intention de répéter cette phrase jusqu'à votre mort? Vous feriez mieux de vous expliquer.

– Hélas, je ne parviens pas à expliquer cette conviction, et pourtant, je sais que ça ne s'est pas passé comme vous le dites.

– Savez-vous comment on nomme ce genre de convictions? On les appelle autosuggestions.

– Mademoiselle, puisque je n'arrive pas à me faire comprendre, me permettez-vous d'aborder la question sous un autre angle?

– Croyez-vous vraiment qu'il existe un autre angle?

– J'ai la faiblesse de le croire.

– Alors, allez-y – au point où on en est.

– Mademoiselle, avez-vous déjà aimé?

– C'est le comble! Nous voici dans la rubrique «Courrier du cœur».

– Non, mademoiselle. Si vous aviez déjà aimé, vous sauriez que ça n'a rien à voir. Pauvre Nina, vous n'avez jamais aimé.

– Pas de ça avec moi, voulez-vous? Et puis, ne m'appelez pas Nina, vous me mettez mal à l'aise.

– Pourquoi?

– Je ne sais pas. Entendre son prénom prononcé par un assassin doublé d'un obèse, ça a quelque chose d'ignoble.

– Dommage. J'avais pourtant très envie de vous appeler Nina. De quoi avez-vous peur, Nina?

– Je n'ai peur de rien. Vous me dégoûtez, c'est tout. Et puis, ne m'appelez pas Nina.

– C'est dommage. J'ai besoin de vous nommer.

– Pourquoi?

– Ma pauvre petite, vous, si aguerrie, si mûre, vous êtes encore, sous certains aspects, comme l'agneau qui vient de naître. Ignorez-vous ce que signifie le besoin de nommer certaines personnes? Imaginez-vous que le commun des mortels m'inspire le même besoin? Jamais, mon enfant. Si on éprouve au fond de soi le désir d'invoquer le nom d'un individu, c'est qu'on l'aime.

– …?

– Oui, Nina. Je vous aime, Nina.

– Vous avez bientôt fini de dire des âneries?

– C'est la vérité, Nina. J'en avais eu l'intuition, tout à l'heure, et puis j'avais cru m'être trompé, mais je ne m'étais pas trompé. C'est surtout ça que j'avais besoin de vous dire, quand j'étais en train de mourir. Je crois que je ne pourrais plus vivre sans vous, Nina. Je vous aime.

– Réveillez-vous, imbécile.

– Je n'ai jamais été plus lucide.

– La lucidité ne vous sied guère.

– Peu importe. Je ne compte plus, je suis tout à vous.

– Arrêtez ce délire, monsieur Tach. Je sais très bien que vous ne m'aimez pas. Je n'ai rien pour vous plaire.

– Je le pensais aussi, Nina, mais cet amour se situe bien au-dessus de tout ça.

– Par pitié, ne me dites pas que vous m'aimez pour mon âme, ou je pleure de rire.

– Non, cet amour se situe plus haut encore.

– Je vous trouve bien éthéré, tout à coup.

– Ne comprenez-vous pas que l'on peut aimer un être en dehors de toute référence connue?

– Non.

– C'est dommage, Nina, et pourtant je vous aime, avec tout le mystère que ce verbe suggère.

– Arrêtez! J'ai compris: vous cherchez une fin décente pour votre roman, n'est-ce pas?

– Si vous saviez combien ce roman m'indiffère depuis quelques minutes!

– Je n'en crois rien. Cet inachèvement vous obsède. Vous avez été écœuré en apprenant que je n'avais aucun lien personnel avec vous, aussi essayez-vous, à présent, de créer de toutes pièces ce lien personnel, en inventant une histoire d'amour de dernière minute. Vous avez une telle haine de l'insignifiance que vous seriez capable des mensonges les plus énormes pour donner du sens à ce qui n'en aura jamais.

– Quelle erreur, Nina! L'amour n'a aucun sens, et c'est pour cette raison qu'il est sacré.

– N'essayez pas de m'avoir avec votre rhétorique. Vous n' aimez personne à part le cadavre de Léopoldine. Vous devriez avoir honte, d'ailleurs, de profaner le seul amour de votre vie en me tenant des propos aussi peu crédibles.

– Je ne le profane pas, au contraire. En vous aimant, je prouve que Léopoldine m'a appris à aimer.

– Sophisme.

– Ce serait un sophisme, si l'amour n'obéissait pas à des règles étrangères à celles de la logique.

– Écoutez, monsieur Tach, écrivez ces sottises dans votre roman, si ça vous amuse, mais cessez de m'utiliser comme cobaye.

– Nina, ça ne m'amuse pas. L'amour ne sert pas à s'amuser. L'amour ne sert à rien d'autre qu'à aimer.

– Exaltant.

– Mais oui. Si vous pouviez comprendre le sens de ce verbe, vous seriez aussi exaltée que je le suis en cet instant, Nina.

– Épargnez-moi votre exaltation, voulez-vous? Et cessez de m'appeler Nina, ou je ne réponds plus de mes actes.

– Ne répondez plus de vos actes, Nina. Et laissez-vous aimer, puisque vous n'êtes pas capable de m'aimer en retour.

– Vous aimer? Il ne manquerait plus que ça. Il faudrait vraiment être pervers pour vous aimer.

– Soyez donc perverse, Nina, je serais si heureux.

– Il me répugnerait de vous rendre heureux. Personne n'en est plus indigne que vous.

– Je ne suis pas d'accord avec vous.

– Évidemment.

– Je suis ignoble, laid, méchant, je peux être la personne la plus vile du monde, et pourtant je possède une très rare qualité, si belle que je ne me trouve pas indigne d'être aimé.

– Laissez-moi deviner: la modestie?

– Non. Ma qualité, c'est que je suis capable d'amour.

– Et au nom de cette sublime qualité, vous voudriez que je baigne vos pieds de mes larmes en disant: «Prétextat, je vous aime»?

– Dites encore mon nom, c'est agréable.

– Taisez-vous, vous me donnez envie de vomir.

– Vous êtes merveilleuse, Nina. Vous avez un caractère extraordinaire, un tempérament de feu doublé d'une dureté glaciale. Vous êtes orgueilleuse et téméraire. Vous auriez tout pour être une amante magnifique, si seulement vous étiez capable d'amour.

– Permettez-moi de vous prévenir que, si vous me prenez pour la réincarnation de Léopoldine, vous vous trompez. Je n'ai rien de commun avec cette petite fille extatique.

– Je le sais. Avez-vous déjà connu l'extase, Nina?

– Cette question me paraît tout à fait déplacée.

– Elle l'est. Tout est déplacé dans cette histoire, à commencer par l'amour que vous m'inspirez. Alors, au point où nous en sommes, Nina, n'hésitez pas à répondre à ma question, qui est plus chaste que vous ne pensez: avez-vous déjà connu l'extase, Nina?

– Je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que je ne suis pas en extase en ce moment.

– Vous ne connaissez pas l'amour, vous ne connaissez pas l'extase: vous ne connaissez rien. Ma petite Nina, comment pouvez-vous tant tenir à la vie, alors que vous ne la connaissez même pas?

– Pourquoi me dites-vous des choses pareilles? Pour que je me laisse tuer avec docilité?

– Je ne vous tuerai pas, Nina. Tout à l'heure, j'avais pensé le faire, mais depuis que j'ai rampé, ce désir a disparu.