– C'est à mourir de rire. Ainsi vous vous imaginiez que vous étiez capable de m'assassiner, vieux et impotent comme vous l'êtes? Je vous croyais répugnant, mais au fond, vous êtes tout simplement stupide.

– L'amour rend stupide, c'est bien connu, Nina.

– De grâce, ne me parlez plus de votre amour, je sens monter en moi des désirs de meurtre.

– Est-ce possible? Mais, Nina, c'est comme ça que ça commence.

– Quoi donc?

– L'amour. Vous aurais-je éveillée à cette extase? Ma fierté est indicible, Nina. Le désir de tuer vient de mourir en moi, et le voilà qui renaît en vous. Vous commencez à vivre à l'instant: en avez-vous conscience?

– Je n'ai conscience que de la profondeur de mon exaspération.

– Je suis en train d'assister à un spectacle extraordinaire: je croyais, comme le commun des mortels, que la réincarnation était un phénomène post mortem. Et voilà que, sous mes yeux de vivant, je vous vois devenir moi!

– Je n'ai jamais reçu d'insulte aussi infamante.

– La profondeur de votre irritation atteste le commencement de votre vie, Nina. Désormais, vous serez toujours aussi furieuse que je l'ai toujours été, vous serez allergique à la mauvaise foi, vous exploserez d'imprécations et d'extase, vous serez géniale comme la colère, vous n'aurez plus peur de rien.

– Avez-vous fini, espèce d'enflure?

– Vous voyez bien que j'ai raison.

– C'est faux! Je ne suis pas vous.

– Pas encore complètement, mais ce ne saurait tarder.

– Que voulez-vous dire?

– Vous le saurez bientôt. C'est formidable. Je dis des choses qui s'accomplissent sous mes yeux à mesure que je les formule. Me voici devenu la pythie du présent, non du futur, du présent, vous comprenez?

– Je comprends que vous avez perdu la raison.

– C'est vous qui l'avez prise, comme vous prendrez tout le reste. Nina, je n'ai jamais connu pareille extase!

– Où sont vos calmants?

– Nina, j'aurai l'éternité pour être calme, dès que vous m'aurez tué.

– Que dites-vous?

– Laissez-moi parler. Ce que j'ai à vous dire est trop important. Que vous le vouliez ou non, vous êtes en train de devenir mon avatar. A chaque métamorphose de mon être m'attendait un individu digne d'amour: la première fois, c'était Léopoldine, et c'était moi qui la tuais; la seconde fois, c'est vous, et c'est vous qui me tuerez. Juste retour des choses, n'est-ce pas? Je suis tellement heureux que ce soit vous: grâce à moi, vous êtes sur le point de découvrir ce qu'est l'amour.

– Grâce à vous, je suis en train d'apprendre ce qu'est la consternation.

– Vous voyez? C'est vous qui l'avez dit. L'amour commence par la consternation.

– Tout à l'heure, vous disiez que ça commençait par le désir de meurtre.

– C'est la même chose. Écoutez ce qui monte en vous, Nina: sentez cette stupeur immense. Avez-vous déjà entendu symphonie si bien agencée? C'est un engrenage trop réussi et trop subtil pour être perçu par les autres. Avez-vous conscience de l'effarante diversité des instruments? De leur accord incongru ne pourrait naître que la cacophonie – et pourtant, Nina, avez-vous déjà entendu plus beau? Ces dizaines de mouvements qui se superposent à travers vous, et qui font de votre crâne une cathédrale, et qui font de votre corps une caisse de résonance vague et infinie, et qui font de votre maigre chair une transe, et qui font de vos cartilages un relâchement – voici que l'innommable a pris possession de vous.

Silence. La journaliste renversa la tête vers l'arrière.

– Le crâne vous pèse, hein? Je sais ce que c'est. Vous verrez que vous ne vous y habituerez jamais.

– A quoi?

– A l'innommable. Essayez de relever la tête, Nina, si lourd que pèse votre crâne, et regardez-moi.

La créature s'exécuta avec effort.

– Reconnaissez que, malgré les inconvénients, c'est divinement agréable. Je suis si heureux que vous compreniez enfin. Concevez, dès lors, ce que fut la mort de Léopoldine. Tout à l'heure, l'instant de mourir m'avait paru intolérable parce que je rampais, aux deux sens du terme. Mais passer de la vie à la mort en pleine extase, c'est une simple formalité. Pourquoi? Parce qu'en de pareils moments, on ne sait même pas si l'on est mort ou si l'on est vivant. Il serait inexact de dire que ma cousine est morte sans souffrir ou sans s'en rendre compte, comme ceux qui meurent pendant leur sommeil: la vérité, c'est qu'elle est morte sans mourir, puisqu'elle n'était déjà plus vivante.

– Attention, ce que vous venez de dire pue la rhétorique tachienne.

– Et ce que vous ressentez, c'est de la rhétorique tachienne, Nina? Regardez-moi, charmant petit avatar. Il faudra vous habituer à mépriser la logique des autres, désormais. Il faudra, par conséquent, vous habituer à être seule – ne le regrettez pas.

– Vous me manquerez.

– Comme c'est gentil de dire ça.

– Vous savez bien que la gentillesse est étrangère à cette histoire.

– Ne vous inquiétez pas, vous me retrouverez à chaque extase.

– Est-ce que ça m'arrivera souvent?

– A vrai dire, je n'avais plus éprouvé d'extase depuis soixante-cinq années et demie, mais celle que je connais en ce moment efface le temps perdu comme s'il n'avait jamais existé. Il faudra vous habituer aussi à ignorer le calendrier.

– Ça promet.

– Ne soyez pas triste, cher avatar. N'oubliez pas que je vous aime. Et l'amour est éternel, vous le savez bien.

– Savez-vous que de tels lieux communs prennent, dans la bouche d'un prix Nobel de littérature, une saveur irrésistible?

– Vous ne croyez pas si bien dire. Quand on a atteint mon degré de sophistication, on ne saurait prononcer une banalité sans la défigurer, sans lui donner les accents des paradoxes les plus étranges. Combien d'écrivains auront-ils embrassé cette carrière dans l'unique but d'accéder un jour à l'au-delà des topos, sorte de no man's land où la parole est toujours vierge. C'est peut-être ça, l'Immaculée Conception: dire les mots les plus proches du mauvais goût en restant dans une sorte de miraculeux état de grâce, à jamais au-dessus de la mêlée, au-dessus des criailleries dérisoires. Je suis le dernier individu au monde à pouvoir dire «Je vous aime» sans être obscène. Quelle chance pour vous.

– Une chance? Ne serait-ce pas une malédiction?

– Une chance, Nina. Rendez-vous compte: sans mot, votre vie eût été d'un ennui!

– Qu'en savez-vous?

– Ça crève les yeux. Ne disiez-vous pas vous-même que vous étiez une sale petite fouille-merde? A long terme, vous vous en seriez lassée. Tôt ou tard, il faut cesser de s'intéresser à la merde des autres, il faut créer la sienne. Sans moi, vous n'en auriez jamais été capable. Désormais, ô avatar, vous aurez accès aux divines initiatives des créateurs.

– Il est vrai que je sens naître en moi une initiative qui me confond.

– C'est normal. Le doute et la peur sont les auxiliaires des grandes initiatives. Peu à peu, vous comprendrez que cette anxiété fait partie du plaisir. Et vous avez besoin de plaisir, Nina, n'est-ce pas? Décidément, je vous aurai tout appris et tout apporté. A commencer par l'amour: cher avatar, je frémis à l'idée que sans moi, vous n'auriez jamais connu l'amour. Il y a quelques minutes, nous parlions des verbes défectifs: saviez-vous que le verbe aimer est le plus défectif des verbes?

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire?

– Il ne se conjugue qu'au singulier. Ses formes plurielles ne sont jamais que des singuliers déguisés.

– Vue de l'esprit.

– Pas du tout: n'ai-je pas démontré que, quand deux personnes s'aimaient, l'une des deux devait disparaître pour rétablir le singulier?

– Vous n'allez pas me dire que vous avez tué Léopoldine pour respecter votre idéal grammatical?

– La cause vous paraît-elle si futile? Connaissez-vous nécessité plus impérieuse que la conjugaison? Apprenez, petit avatar, que si la conjugaison n'existait pas, nous n'aurions même pas conscience d'être des individus distincts, et cette sublime conversation serait impossible.

– Hélas, plût au ciel.

– Allons, ne boudez pas votre plaisir.

– Mon plaisir? Il n'y a pas trace de plaisir en moi, et je ne ressens rien, sinon un désir terrible de vous étrangler.

– Eh bien, vous n'êtes pas rapide, avatar de mon cœur. Ça fait au moins dix minutes que je m'évertue à vous y décider, avec une transparence sans exemple. Je vous ai exaspérée, je vous ai poussée à bout pour arracher vos derniers scrupules, et vous n'êtes toujours pas passée aux actes. Qu'attendez-vous, mon tendre amour?

– J'ai du mal à croire que vous le voulez vraiment.

– Je vous en donne ma parole.

– Et puis, je n'ai pas l'habitude.

– Ça viendra.

– J'ai peur.

– Tant mieux.

– Et si je ne le faisais pas?

– L'atmosphère deviendrait intenable. Croyez-moi, au point où nous en sommes arrivés, vous n'avez plus le choix. En outre, vous m'offrez la chance unique de mourir dans les mêmes conditions que Léopoldine: je saurai enfin ce qu'elle a connu. Allez-y, avatar, je suis à point.

La journaliste s'exécuta sans bavure. Ce fut rapide et propre. Le classicisme ne commet jamais de faute de goût.

Quand ce fut accompli, Nina arrêta le magnétophone et s'assit au milieu du canapé. Elle était très calme. Si elle se mit à parler seule, ce ne fut pas sous l'effet d'un dérèglement mental. Elle parla comme on parle à un ami intime, avec une tendresse un peu hilare:

– Cher vieux fou, vous avez bien failli m'avoir. Vos discours m'énervaient au-delà de toute expression; j'étais sur le point de perdre l'esprit. A présent, je me sens beaucoup mieux. Je dois avouer que vous aviez raison: la strangulation est un office très agréable.

Et l'avatar contempla ses mains avec admiration.

Les voies qui mènent à Dieu sont impénétrables. Plus impénétrables encore sont celles qui mènent au succès. Il y eut, suite à cet incident, une véritable ruée sur les œuvres de Prétextat Tach. Dix ans plus tard, il était un classique.