– Vous.
– Exactement.
La journaliste renversa la tête vers l'arrière. Le rire commença, clairsemé, rauque. Il s'accéléra peu à peu, escaladant les octaves à chaque rythme nouveau, jusqu'à virer à la quinte, incessante, suffocante. C'était le fou rire au stade clinique.
– Ça vous fait rire?
– …
L'hilarité ne lui laissait pas le loisir de parler.
– Le fou rire: voilà encore une maladie féminine. Je n'ai jamais vu un homme se tordre comme le font les femmes en ces cas-là. Ça doit venir de l'utérus: toutes les saloperies de la vie viennent de l'utérus. Les petites filles n'ont pas d'utérus, je crois, ou si elles en ont un, c'est un jouet, une parodie d'utérus. Dès que le faux utérus devient vrai, il faut tuer les petites filles, pour leur éviter le genre d'hystérie affreuse et douloureuse dont vous êtes la victime en ce moment.
– Ah.
Ce «Ah» était la clameur d'un ventre épuisé, encore secoué de spasmes morbides.
– Pauvre petite. On a été dur avec vous. Qui est donc ce salaud qui ne vous a pas tuée à la puberté? Mais peut-être n'aviez-vous pas un vrai ami, à l'époque. Hélas, je crains que Léopoldine ait été la seule à avoir de la chance.
– Arrêtez, je n'en puis plus.
– Je comprends votre réaction. La découverte tardive de la vérité, la soudaine prise de conscience de votre déconvenue, ce doit être un sacré choc. Votre utérus est occupé à prendre un de ces coups! Pauvre petite femelle! Pauvre créature lâchement épargnée par les mâles! Croyez bien que je compatis.
– Monsieur Tach, vous êtes l'individu le plus ahurissant et le plus drôle qu'il m'ait été donné de rencontrer.
– Drôle? Je ne comprends pas.
– Je vous admire. Avoir pu inventer une théorie à la fois aussi dingue et aussi cohérente, c'est formidable. J'ai d'abord cru que vous alliez me raconter de banales inepties machistes. Mais je vous ai sous-estime. Votre explication est énorme et subtile en même temps: il faut simplement exterminer les femmes, n'est-ce pas?
– Naturellement. Si les femmes n'existaient pas, les choses iraient enfin dans l'intérêt des femmes.
– Cette solution est tellement ingénieuse. Comment personne n'y avait-il jamais songé?
– A mon avis, on y avait déjà songé, mais personne avant moi n'avait eu le courage de mettre ce projet à exécution. Car enfin, cette idée est à la portée du premier venu. Le féminisme et l'antiféminisme sont les plaies du genre humain; le remède est évident, simple, logique: il faut supprimer les femmes.
– Monsieur Tach, vous êtes génial. Je vous admire et je suis enchantée de vous avoir rencontré.
– Je vais vous étonner: moi aussi, je suis content de vous avoir rencontrée.
– Vous ne parlez pas sérieusement.
– Au contraire. D'abord, vous m'admirez pour ce que je suis et non pour ce que vous imaginez que je suis: c'est un bon point. Ensuite, je sais que je vais pouvoir vous rendre un grand service, et ça m'enchante.
– Quel service?
– Comment, quel service? Vous le savez désormais.
– Dois-je comprendre que vous avez l'intention de me supprimer, moi aussi?
– Je commence à croire que vous en êtes digne.
– L'éloge est grand, monsieur Tach, et croyez bien que j'en suis troublée, mais…
– Je vous vois en effet toute rougissante.
– Mais ne vous donnez pas cette peine.
– Pourquoi? Je pense que vous le méritez. Vous êtes beaucoup mieux que je ne le pensais au début. J'ai très envie de vous aider à mourir.
– Je suis touchée, mais n'en faites rien; je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis à cause de moi.
– Voyons, mon petit, je ne risque rien: je n'en ai plus que pour un mois et demi à vivre.
– Je ne voudrais pas que votre réputation posthume soit salie par ma faute.
– Salie? Pourquoi serait-elle salie par cette bonne action? Au contraire! Les gens diront: «Moins de deux mois avant sa mort, Prétextât Tach faisait encore le bien.» Je serai un exemple pour l'humanité.
– Monsieur Tach, l'humanité ne comprendra pas.
– Hélas, je crains que vous n'ayez raison une fois encore. Mais peu m'importent l'humanité et ma réputation. Apprenez, mademoiselle, que je vous estime au point de désirer, pour vous seule, faire une bonne action désintéressée.
– Je crois que vous me surestimez beaucoup.
– Je ne le crois pas.
– Ouvrez les yeux, monsieur Tach, n'aviez-vous pas dit que j'étais moche, tarte, pourrie et j'en passe? Et le simple fait que je suis une femme ne suffit-il pas à me discréditer?
– En théorie, tout ce que vous avez dit est vrai. Mais il se passe une chose étrange, mademoiselle: la théorie ne suffit plus. Je suis en train de vivre une autre dimension du problème, et je ressens des émotions délicieuses, que je n'avais plus connues depuis soixante-six années.
– Ouvrez les yeux, monsieur Tach, je ne suis pas Léopoldine.
– Non. Et pourtant, vous ne lui êtes pas étrangère.
– Elle était belle comme le jour et vous me trouvez laide.
– Ce n'est plus tout à fait vrai. Votre laideur n'est pas dénuée de beauté. Par instants, vous êtes belle.
– Par instants.
– Ces instants sont beaucoup, mademoiselle.
– Vous me trouvez stupide, vous ne pouvez pas m'estimer.
– Pourquoi cet acharnement à vous discréditer?
– Pour une raison très simple: je ne tiens pas à finir assassinée par un prix Nobel de littérature.
L'obèse eut l'air subitement refroidi.
– Vous préféreriez peut-être un prix Nobel de chimie? demanda-t-il d'une voix glaciale.
– Très drôle. Je ne tiens pas à finir assassinée, voyez-vous, que ce soit par un prix Nobel ou par un épicier.
– Dois-je comprendre que vous voulez mettre vous-même un terme à vos jours?
– Si j'avais des envies de suicide, monsieur Tach, je l'aurais déjà fait depuis longtemps.
– C'est ça. Vous croyez peut-être que c'est si simple?
– Je ne crois rien, ça ne me concerne pas. Figurez-vous que je n'ai aucun désir de mourir.
– Vous ne parlez pas sérieusement.
– Est-il donc si aberrant d'avoir envie de vivre?
– Rien n'est plus louable que d'avoir envie de vivre. Mais vous ne vivez pas, pauvre petite dinde! Et vous ne vivrez plus jamais! Ignorez-vous que les filles meurent le jour de leur puberté? Pire, elles meurent sans disparaître. Elles quittent la vie non pour rejoindre les beaux rivages de la mort, mais pour entamer la pénible et ridicule conjugaison d'un verbe trivial et immonde, et elles ne cessent de le conjuguer à tous les temps et à tous les modes, le décomposant, le surcomposant, n'y échappant jamais.
– Quel est donc ce verbe?
– Quelque chose comme reproduire, au sens bien sale du terme – ovuler, si vous préférez. Ce n'est ni la mort, ni la vie, ni un état d'entre-deux. Ça ne s'appelle pas autrement qu'être femme: sans doute le vocabulaire, avec sa mauvaise foi coutumière, a-t-il voulu éviter de nommer une pareille abjection.
– Au nom de quoi prétendez-vous savoir ce qu'est la vie d'une femme?
– La non-vie d'une femme.
– Vie ou non-vie, vous n'en savez rien.
– Apprenez, mademoiselle, que les grands écrivains ont un accès direct et surnaturel à la vie des autres. Ils n'ont pas besoin de faire de la lévitation, ni de fouiller dans des archives, pour pénétrer l'univers mental des individus. Il leur suffit de prendre un papier et un stylo pour décalquer les pensées d'autrui.
– Voyez-vous ça. Cher monsieur, je crois que votre système est foireux, si j'en juge d'après la débilité de vos conclusions.
– Pauvre sotte. Qu'est-ce que vous essayez de me faire avaler? Ou plutôt, qu'est-ce que vous essayez de vous faire avaler? Que vous êtes heureuse? Il y a des limites à l'autosuggestion. Ouvrez les yeux! Vous n'êtes pas heureuse, vous ne vivez pas.
– Qu'en savez-vous?
– C'est à vous que se pose cette question. Comment pourriez-vous savoir si oui ou non vous êtes en vie, si oui ou non vous êtes heureuse? Vous ne savez même pas ce qu'est le bonheur. Si vous aviez passé votre enfance au paradis terrestre, comme Léopoldine et moi…
– Oh, ça va, cessez de vous prendre pour un cas exceptionnel. Tous les enfants sont heureux.
– Je n'en suis pas si sûr. Ce qui est certain, c'est qu'aucun enfant n'a jamais été aussi heureux que la petite Léopoldine et le petit Prétextat.
La tête de la journaliste se renversa en arrière à nouveau et le rire reprit, lancinant.
– Voilà votre utérus qui remet ça. Allons bon, qu'ai-je dit de si comique?
– Veuillez m'excuser, ce sont ces prénoms… surtout le vôtre!
– Et alors? Vous avez quelque chose à reprocher à mon prénom?
– A reprocher, non. Mais s'appeler Prétextat! On jurerait une blague. Je me demande ce qui a pu se passer dans la tête de vos parents, le jour où ils ont décidé de vous nommer ainsi.
– Je vous interdis de juger mes parents. Et je ne vois franchement pas ce que Prétextat a de si drôle. C'est un prénom chrétien.
– Vraiment? En ce cas, c'est encore plus drôle.
– Ne vous moquez pas de la religion, espèce de femelle sacrilège. Je suis né le 24 février, jour de la Saint-Prétextat; mon père et ma mère, en panne d'inspiration, se sont conformés à cette décision du calendrier.
– Ciel! Alors si vous étiez né un mardi gras, ils vous auraient appelé Mardi-Gras, ou Gras tout court?
– Cessez de blasphémer, vile créature! Apprenez, ignorante, que saint Prétextat était archevêque de Rouen au VIe siècle, et grand ami de Grégoire de Tours, qui était un homme très bien, dont vous n'avez naturellement jamais entendu parler. C'est grâce à Prétextat que les Mérovingiens ont existé, car c'est lui qui a marié Mérovée à Brunehaut, au péril de sa vie d'ailleurs. Tout ceci pour vous dire que vous n'avez pas à rire d'un nom aussi illustre.
– Je ne vois pas en quoi vos précisions historiques rendent votre prénom moins risible. Dans le genre, celui de votre cousine n'est pas mal non plus.
– Quoi! Vous oseriez rire du nom de ma cousine? Je vous l'interdis! Vous êtes un monstre de trivialité et de mauvais goût! Léopoldine est le prénom le plus beau, le plus noble, le plus gracieux, le plus déchirant qui ait jamais été porté.
– Ah.
– Parfaitement! Je ne connais qu'un seul prénom qui arrive à la cheville de Léopoldine: c'est Adèle.
– Tiens, tiens.
– Oui. Le père Hugo avait bien des défauts, mais il y a une chose que personne ne pourra lui enlever: c'était un homme de goût. Même quand son œuvre pèche par mauvaise foi, elle est belle et grandiose. Et il avait donné à ses deux filles les deux prénoms les plus magnifiques. Comparés à Adèle et Léopoldine, tous les prénoms féminins sont minables.