– Oui, L'Empire des sens, d'Oshima.
– La scène de strangulation est ratée. Moi qui m'y connais, je puis affirmer que ça ne se passe pas comme ça. D'abord, une strangulation de trente-deux minutes, c'est d'un mauvais goût! Il y a comme un refus, de la part de tous les arts, d'admettre que les assassinats sont des péripéties alertes et rapides. Hitchcock l'avait compris, lui. Et puis, encore une chose que ce monsieur japonais n'a pas comprise: une strangulation, ça n'a rien de lénifiant et de douloureux, au contraire, c'est tonique, c'est frais.
– Frais? Quel adjectif inattendu! Pourquoi pas vitaminé, tant que vous y êtes?
– Pourquoi pas, en effet? On se sent revitalisé, quand on a étranglé une personne aimée.
– Vous en parlez comme si vous faisiez cela régulièrement.
– Il suffit d'avoir fait une chose une seule fois – mais en profondeur – pour ne cesser de la refaire tout au long de sa vie. A cette fin, il est impératif que la scène cruciale soit une perfection esthétique. Ce monsieur japonais ne devait pas le savoir, ou alors il était fort maladroit, car sa strangulation est laide, et même ridicule: l'étrangleuse a l'air de faire des pompages et l'étranglé semble écrasé sous un rouleau compresseur. Ma strangulation à moi fut une splendeur, vous pouvez m'en croire.
– Je n'en doute pas. Je me pose néanmoins une question: pourquoi avez-vous choisi la strangulation? Etant donné l'endroit où vous étiez, la noyade eût été plus logique. C'est d'ailleurs l'explication que vous avez donnée aux parents de votre cousine, quand vous leur avez apporté le cadavre – explication peu crédible, vu les marques autour du cou. Alors, pourquoi n'avez-vous pas tout simplement noyé l'enfant?
– Excellente question. J'y ai pensé aussi, en ce 13 août 1925. Ma réflexion fut très rapide. Je me suis dit que si toutes les Léopoldine devaient mourir noyées, cela tournerait au procédé, à la loi du genre, et que ce serait un peu vulgaire. Sans compter que la mémoire du père Hugo eût été peut-être outrée de ce plagiat servile.
– Vous avez donc renoncé à la noyade pour éviter une référence. Mais le choix de la strangulation vous exposait à d'autres références.
– C'est vrai, et pourtant, ce motif-là n'est pas entré en ligne de compte. Non, ce qui m'a déterminé à étrangler ma cousine fut surtout la beauté de son cou. Tant sous l'angle de la nuque que sous l'angle de la gorge, c'était un cou sublime, long et souple, au dessin admirable. Quelle finesse! Pour parvenir à m'étrangler, il faudrait au moins deux paires de mains. Avec un cou délicat comme le sien, l'étreinte fut d'une aisance!
– Si elle n'avait pas eu un beau cou, vous ne l'auriez pas étranglée?
– Je ne sais pas. Je l'aurais peut-être fait quand même, parce que je suis très manuel. Or, la strangulation est le genre de mise à mort le plus directement manuel qui soit. Étrangler procure aux mains une impression de plénitude sensuelle inégalable.
– Vous voyez bien que vous l'avez fait pour votre plaisir. Pourquoi essayez-vous de me faire avaler que vous l'avez étranglée pour son salut?
– Ma chère petite, vous avez l'excuse de n'y rien connaître en théologie. Pourtant, puisque vous prétendez avoir lu tous mes livres, vous devriez comprendre. J'ai écrit un beau roman qui s'appelle La Grâce conco mitante et qui exprime l'extase que Dieu donne au cours des actions pour les rendre méritoires. C'est une notion que je n'ai pas inventée et que les vrais mystiques connaissent souvent. Eh bien, en étranglant Léopoldine, mon plaisir fut la grâce concomitante au salut de mon aimée.
– Vous allez finir par me dire que Hygiène de l'assas sin est un roman catholique.
– Non. C'est un roman édifiant.
– Terminez donc mon édification, et contez-moi la dernière scène.
– J'y viens. Les choses se sont passées avec la simplicité des chefs-d'œuvre. Léopoldine s'est assise sur mes genoux, face à moi. Remarquez, mademoiselle le greffier, qu'elle le fit de sa propre initiative.
– Ça ne prouve rien.
– Croyez-vous qu'elle fut étonnée, quand j'ai entouré son cou de mes mains, quand j'en ai serré l'étau? Pas du tout. Nous souriions l'un et l'autre, les yeux dans les yeux. Ce n'était pas une séparation puisque nous mourions ensemble. Je, c'était nous deux.
– Comme c'est romantique.
– N'est-ce pas? Vous ne pourrez jamais imaginer combien Léopoldine était belle, surtout à ce moment-là. Il ne faut pas étrangler les gens qui ont le cou engoncé dans les épaules, ce n'est pas esthétique. En revanche, la strangulation sied aux longs cous gracieux.
– Votre cousine devait être une étranglée bien élégante.
– A ravir. Entre mes mains, je sentais la délicatesse de ses cartilages qui, doucement, cédaient.
– Qui a tué par les cartilages périra par les cartilages.
L'obèse fixa la journaliste avec stupéfaction.
– Vous avez entendu ce que vous avez dit?
– Je l'ai dit à dessein.
– C'est extraordinaire! Vous êtes une voyante. Comment n'y avais-je jamais songé? Nous savions déjà que le syndrome d'Elzenveiverplatz était le cancer des assassins, mais il nous manquait une explication: la voilà! Ces dix bagnards de Cayenne s'en étaient sûrement pris aux cartilages de leurs victimes. Nôtre-Seigneur l'avait bien dit: Les armes des meurtriers se retournent toujours contre eux-mêmes. Grâce à vous, mademoiselle, je sais enfin pourquoi j'ai le cancer des cartilages! Quand je vous disais que la théologie était la science des sciences!
Le romancier semblait avoir atteint l'extase intellectuelle du savant qui, après vingt années de recherches, découvre enfin la cohérence de son système. Son regard déshabillait quelque absolu invisible tandis que son front gras perlait comme une muqueuse.
– J'attends toujours la fin de cette histoire, monsieur Tach.
La mince jeune femme contemplait avec dégoût le faciès illuminé du gros vieillard.
– La fin de cette histoire, mademoiselle? Mais cette histoire ne finit pas, elle commence à peine! C'est vous-même qui venez de me le faire comprendre. Les cartilages, articulations par excellence! Articulations du corps mais surtout articulations de cette histoire!
– Ne seriez-vous pas en train de délirer?
– Délire, oui, délire de la cohérence enfin retrouvée! Grâce à vous, mademoiselle, je vais enfin pouvoir écrire la suite et peut-être la fin de ce roman. En dessous de Hygiène de l'assassin, je mettrai un sous-titre: «Histoire de cartilages.» Le plus beau testament du monde, vous ne trouvez pas? Mais il faudra que je me dépêche, il me reste si peu de temps pour l'écrire! Mon Dieu, quelle urgence! Quel ultimatum!
– Tout ce que vous voudrez, mais avant d'écrire cette prolongation, vous devrez me raconter la fin de ce 13 août 1925.
– Ce ne sera pas une prolongation, ce sera un flash-back! Comprenez-moi: les cartilages sont mon chaînon manquant, articulations ambivalentes qui permettent d'aller de l'arrière vers l'avant mais aussi de l'avant vers l'arrière, d'avoir accès à la totalité du temps, à l'éternité! Vous me demandez la fin de ce 13 août 1925? Mais ce 13 août 1925 n'a pas de fin, puisque l'éternité a commencé ce jour-là. Ainsi, aujourd'hui, vous pensez que nous sommes le 18 janvier 1991, vous croyez que c'est l'hiver et qu'on se bat dans le Golfe. Vulgaire erreur! Le calendrier s'est arrêté depuis soixante-cinq ans et demi! Nous sommes en plein été et je suis un bel enfant.
– Ça ne se voit pas.
– C'est parce que vous ne me regardez pas avec assez d'intensité. Voyez mes mains, mes si jolies mains, si fines.
– Je dois reconnaître que c'est vrai. Vous êtes obèse et difforme, mais vous avez gardé des mains gracieuses, des mains de page.
– N'est-ce pas? C'est un signe, naturellement: mes mains ont joué dans cette histoire un rôle démesuré. Depuis le 13 août 1925, mes mains n'ont jamais cessé d'étrangler. Ne voyez-vous pas qu'à l'instant même où je vous parle, je suis en train d'étrangler Léopoldine?
– Non.
– Mais si. Regardez mes mains. Regardez leurs phalanges qui étreignent ce cou de cygne, regardez les doigts qui massent les cartilages, qui pénètrent le tissu spongieux, ce tissu spongieux qui deviendra le texte.
– Monsieur Tach, je vous prends en flagrant délit de métaphore.
– Ce n'est pas une métaphore. Qu'est-ce que le texte, sinon un gigantesque cartilage verbal?
– Que vous le vouliez ou non, c'est une métaphore.
– Si vous voyiez les choses dans leur totalité, comme je les vois pour l'instant, vous comprendriez. La métaphore est une invention qui permet aux humains d'établir une cohérence entre les fragments de leur vision. Quand cette fragmentation disparaît, les métaphores n'ont plus aucun sens. Pauvre petite aveugle! Un jour peut-être vous aurez accès à cette totalité et vos yeux s'ouvriront, comme les miens s'ouvrent enfin, après soixante-cinq années et demie de cécité.
– N'auriez-vous pas besoin d'un calmant, monsieur Tach? Vous m'avez l'air dangereusement survolté.
– Il y a de quoi. J'avais oublié qu'on pouvait être heureux à ce point.
– Quelle raison avez-vous d'être heureux?
– Je vous l'ai dit: je suis en train d'étrangler Léopoldine.
– Et ça vous rend heureux?
– Et comment! Ma cousine approche du septième ciel. Sa tête s'est renversée vers l'arrière, sa bouche ravissante s'est entrouverte, ses yeux immenses avalent l'infini, à moins que ce ne soit le contraire, son visage est un grand sourire, et voilà, elle est morte, je desserre l'étreinte, je lâche son corps qui glisse dans le lac, qui fait la planche – ses yeux regardent le ciel avec extase, ensuite Léopoldine coule et disparaît.
– Vous allez la repêcher?
– Pas tout de suite. Je réfléchis d'abord à ce que j'ai fait.
– Vous êtes content de vous?
– Oui. J'éclate de rire.
– Vous riez?
– Oui. Je songe que, normalement, les assassins font couler le sang d'autrui, tandis que moi, sans verser une goutte du sang de ma victime, je l'ai tuée pour mettre un terme à son hémorragie, pour la restituer à son immortalité originelle et non sanglante. Un tel paradoxe me fait rire.
– Vous avez un sens de l'humour étonnamment déplacé.
– Ensuite, je regarde le lac dont le vent a uniformisé la surface jusqu'à effacer les derniers remous de la chute de Léopoldine. Et je pense que ce linceul est digne de ma cousine. Brusquement, je songe à la noyade de Villequier et je me rappelle le mot d'ordre: «Attention, Prétextât, pas de loi du genre, pas de plagiat.» Alors je plonge, j'atteins les profondeurs verdâtres où m'attend ma cousine, encore si proche de moi et déjà énigmatique comme un vestige immergé. Ses longs cheveux flottent plus haut que sa figure, et elle a pour moi un mystérieux sourire d'Atlante.