– Monsieur Tach, je crois que vous n'avez pas bien compris ma question. Je ne vous demandais pas pourquoi vous aviez laissé un roman inachevé, mais pourquoi vous aviez laissé ce roman inachevé.
– Eh bien, en cours d'écriture, je me suis rendu compte que je n'avais pas encore pondu le roman inachevé nécessaire à ma célébrité, j'ai baissé les yeux sur mon manuscrit et j'ai pensé: «Pourquoi pas celui-là?» Alors j'ai posé le stylo et je n'y ai plus ajouté une ligne.
– N'espérez pas que je vous croie.
– Pourquoi pas?
– Vous disiez: «J'ai posé le stylo et je n'y ai plus ajouté une ligne.» Vous auriez mieux fait de dire: «J'ai posé le stylo et plus jamais je n'ai écrit une ligne.» N'est-il pas étonnant que, suite à ce fameux roman inachevé, vous n'ayez plus jamais voulu écrire, vous qui aviez écrit tous les jours depuis trente-six ans?
– Il fallait bien que je m'arrête un jour.
– Oui, mais pourquoi ce jour-là?
– N'allez pas chercher de sens caché à un phénomène aussi banal que la vieillesse. J'avais cinquante-neuf ans, j'ai pris ma retraite. Quoi de plus normal?
– Du jour au lendemain, plus une ligne: la vieillesse vous serait-elle tombée dessus en un jour?
– Pourquoi pas? On ne vieillit pas tous les jours. On peut passer dix ans, vingt ans, sans vieillir, et puis, sans raison précise, accuser le coup de ces vingt années en deux heures. Vous verrez, ça vous arrivera aussi. Un soir, vous vous regarderez dans un miroir et vous penserez: «Mon Dieu, j'ai pris dix ans depuis ce matin!»
– Sans raison précise, vraiment?
– Sans autre raison que le temps qui mène tout à sa perte.
– Le temps a bon dos, monsieur Tach. Vous lui avez donné un sérieux coup de main – des deux mains, dirais-je même.
– La main, siège de la jouissance de l'écrivain.
– Les mains, siège de la jouissance de l'étrangleur.
– La strangulation est chose bien agréable, en effet.
– Pour l'étrangleur ou pour l'étranglé?
– Hélas, je n'ai jamais connu que l'une des deux situations.
– Ne désespérez pas.
– Que voulez-vous dire?
– Je n'en sais rien. Vous me faites perdre mes esprits avec vos diversions. Parlez-moi de ce livre, monsieur Tach.
– Pas question, mademoiselle, c'est à vous de le faire.
– De tout ce que vous avez écrit, c'est ce que je préfère.
– Pourquoi? Parce qu'il y a un château, des nobles et une histoire d'amour? Vous êtes bien une femme.
– J'aime les histoires d'amour, c'est vrai. Il m'arrive souvent de penser qu'en dehors de l'amour, rien n'est intéressant.
– Juste ciel.
– Ironisez tant qu'il vous plaira, vous ne pourrez pas nier que c'est vous qui avez écrit ce livre et que c'est une histoire d'amour.
– Puisque vous le dites.
– C'est d'ailleurs la seule histoire d'amour que vous ayez jamais écrite.
– Vous m'en voyez rassuré.
– Je vous repose ma question, cher monsieur: pourquoi avoir laissé ce roman inachevé?
– Panne d'imagination, peut-être.
– Imagination? Vous n'aviez pas besoin d'imagination pour écrire ce livre-là, vous racontiez des faits réels.
– Qu'en savez-vous? Vous n'étiez pas là pour vérifier.
– Vous avez tué Léopoldine, non?
– Oui, mais ça ne prouve pas que le reste soit vrai. Le reste est littérature, mademoiselle.
– Eh bien moi, je crois que tout est vrai dans ce bouquin.
– Si ça peut vous faire plaisir.
– Au-delà du plaisir, j'ai de bonnes raisons de penser que ce roman est strictement autobiographique.
– De bonnes raisons? Expliquez-moi ça, qu'on se marre un peu.
– Les archives ont déjà confirmé le château dont vous donnez des descriptions exactes. Les personnages ont les mêmes noms que dans la réalité, sauf vous, bien sûr, mais Philémon Tractatus est un pseudonyme transparent – initiales à l'appui. Enfin, les registres attestent la mort de Léopoldine en 1925.
– Archives, registres: c'est ça que vous appelez la réalité?
– Non, mais si vous avez respecté cette réalité officielle, je peux très raisonnablement induire que vous avez respecté aussi des réalités plus secrètes.
– Argument faible.
– J'en ai d'autres: le style, par exemple. Un style infiniment moins abstrait que celui de vos romans précédents.
– Argument encore plus faible. L'impressionnisme qui vous tient lieu de sens critique ne saurait avoir valeur de preuve, surtout en matière de stylistique: les ilotes de votre espèce ne déraillent jamais autant que lorsqu'il est question du style d'un écrivain.
– Enfin, j'ai un argument d'autant plus écrasant qu'il n'est pas un argument.
– Qu'est-ce que vous me chantez là?
– Ce n'est pas un argument, c'est une photo.
– Une photo? De quoi?
– Savez-vous pourquoi personne n'a jamais soupçonné que ce roman était une autobiographie? Parce que le personnage principal, Philémon Tractatus, était un superbe garçon svelte au visage admirable. Vous n'avez pas vraiment menti quand vous avez dit à mes confrères que depuis vos dix-huit ans vous êtes laid et obèse. Disons que vous avez menti par omission, car pendant toutes les années précédentes, vous avez été beau à ravir.
– Qu'en savez-vous?
– J'ai retrouvé une photo.
– C'est impossible. Je n'ai jamais été photographié avant 1948.
– Désolée de prendre votre mémoire en défaut. J'ai trouvé une photo au dos de laquelle il est écrit au crayon: «Saint-Sulpice – 1925.»
– Montrez-moi ça.
– Je vous la montrerai quand j'aurai la certitude que vous ne chercherez pas à la détruire.
– Je vois, vous bluffez.
– Je ne bluffe pas. Je suis allée en pèlerinage à Saint-Sulpice. J'ai le regret de vous annoncer que, sur les lieux de l'ancien château dont il ne reste rien, on a construit une coopérative agricole. La plupart des lacs du domaine ont été bouchés, et la vallée a été transformée en décharge publique. Désolée, vous ne m'inspirez aucune pitié. Sur place, j'ai interrogé tous les vieillards que j'ai repérés. On se souvient encore du château et des marquis de Planèze de Saint-Sulpice. On se souvient même du petit orphelin adopté par ses grands-parents.
– Je me demande bien comment cette populace pourrait se souvenir de moi, je n'avais jamais de contacts avec elle.
– Il y a toutes sortes de contacts. On ne vous parlait peut-être jamais, mais on vous voyait.
– Impossible. Je ne mettais jamais les pieds hors du domaine.
– Mais des amis rendaient visite à vos grands-parents, à votre tante et à votre oncle.
– Ils ne prenaient jamais de photos.
– Erreur. Écoutez, je ne sais pas dans quelles circonstances cette photo a été prise, ni par qui – mes explications n'étaient que des hypothèses -, mais le fait est que cette photo existe. Vous y figurez devant le château, avec Léopoldine.
– Avec Léopoldine?
– Une ravissante enfant aux cheveux sombres, ce ne peut être qu'elle.
– Montrez-moi cette photo.
– Qu'en ferez-vous?
– Montrez-moi cette photo, vous dis-je.
– C'est une très vieille femme du village qui me l’a procurée. Je ne sais comment la photo était arrivée entre ses mains. Peu importe: l'identité des deux enfants est hors de doute. Enfants, oui, même vous qui, à dix-sept ans, ne présentez aucun signe d'adolescence. C'est très curieux: vous êtes tous les deux immenses, maigres, blafards, mais vos visages et vos longs corps sont parfaitement enfantins. Vous n'avez pas l'air normal, d'ailleurs: on dirait deux géants de douze ans. Le résultat est pourtant superbe: ces traits menus, ces yeux naïfs, ces faciès trop petits par rapport à leur crâne, surmontant des troncs puérils, des jambes grêles et interminables – vous étiez à peindre. A croire que vos délirants préceptes d'hygiène étaient efficaces, et que les vesses-de-loup sont un secret de beauté. Le plus grand choc, c'est vous. Méconnaissable!
– Si j'y suis si méconnaissable, comment savez-vous que c'est moi?
– Je ne vois pas qui ce pourrait être d'autre. Et puis, vous avez gardé la même peau blanche, lisse, imberbe – c'est bien la seule chose que vous ayez conservée. Vous étiez tellement beau, vous aviez les traits tellement purs, les membres tellement fins, et une complexion si asexuée – les anges ne doivent pas être bien différents.
– Épargnez-moi vos bondieuseries, voulez-vous? Et montrez-moi cette photo, au lieu de dire n'importe quoi.
– Comment avez-vous pu tellement changer? Vous disiez qu'à dix-huit ans vous étiez déjà comme vous l'êtes à présent, et j'accepte de vous croire – mais en ce cas, l'ébahissement n'en est que plus grand: comment avez-vous pu, en moins d'une année, troquer votre apparence séraphique contre la monstrueuse enflure que j'ai sous les yeux? Car vous n'avez pas seulement triplé de poids, votre visage si délicat est devenu bovin, vos traits raffinés se sont épaissis jusqu'à afficher tous les caractères de la vulgarité…
– Vous avez bientôt fini de m'injurier?
– Vous savez très bien que vous êtes laid. Vous ne cessez d'ailleurs de vous qualifier des adjectifs les plus ignobles.
– Je me les sers moi-même avec assez de verve, mais je ne permets pas qu'un autre me les serve. Vu?
– Je n'ai que faire de votre permission. Vous êtes affreux, voilà, et il est incroyable d'être si affreux quand on a été si beau.
– Ça n'a rien d'incroyable, ça se produit sans cesse. Seulement, d'habitude, ce n'est pas si rapide.
– Ça y est, vous venez encore de passer aux aveux.
– Hein?
– Oui. En me disant cela, vous reconnaissiez implicitement la véracité de mes propos. A dix-sept ans, vous étiez bel et bien tel que je vous décrivais – et tel qu'aucune photo ne vous a jamais immortalisé, hélas.
– Je le savais. Mais comment avez-vous fait pour me décrire si bien?
– Je me suis contentée de paraphraser les descriptions que vous donniez de Philémon Tractatus dans votre roman. Je voulais vérifier si vous étiez tel que vous dépeigniez votre personnage: pour le savoir, je n'avais pas d'autre procédé que le bluff, puisque vous refusiez de répondre à mes questions.
– Vous êtes une sale petite fouille-merde.
– Fouiller la merde, ça marche: je sais à présent avec certitude que votre roman est strictement autobiographique. J'ai toutes les raisons d'être fière puisque je disposais des mêmes éléments que n'importe qui. Or, j'ai été la seule à flairer la vérité.