– Comment avez-vous entendu parler du château? demanda l'obèse d'une voix lénifiante, engluée de caramel.

– Ça, ce fut très facile. Des recherches élémentaires dans les registres, les archives – nous sommes bien placés, nous autres journalistes. Voyez-vous, monsieur Tach, je n'ai pas attendu le 10 janvier pour m'intéresser à vous. Ça fait des années que je me suis penchée sur votre cas.

– Comme vous êtes industrieuse! Vous aviez pensé: «Le vieux n'en a plus pour longtemps, soyons prête pour le jour de sa mort», n'est-ce pas?

– Cessez de parler en mâchant ce caramel, c'est dégoûtant. Je reprends mon récit. Mes recherches furent longues et hasardeuses, mais pas difficiles. J'ai fini par retrouver trace des derniers Tach connus au bataillon: on signale en 1909 le décès de Casimir et Célestine Tach, morts noyés par la marée du Mont-Saint-Michel où le jeune couple s'était rendu en voyage. Mariés depuis deux ans, ils laissaient un enfant de un an, je vous laisse deviner qui. En apprenant la mort tragique de leur fils unique, les parents de Casimir Tach meurent, de chagrin. Il ne reste plus qu'un seul Tach, le petit Prétextat. Là, il m'a été plus difficile de suivre votre parcours. J'ai eu l'idée lumineuse de chercher le nom de jeune fille de votre mère et j'ai appris que, si votre père descendait d'une obscure famille, Célestine, elle, était née marquise de Planèze de Saint-Sulpice, branche aujourd'hui éteinte, à ne pas confondre avec les comtes et comtesses de Planèze…

– Vous avez l'intention de me faire l'historique d'une famille qui n'est pas la mienne?

– Vous avez raison, je m'égare. Revenons-en aux Planèze de Saint-Sulpice: une lignée déjà fort clairsemée en 1909, mais aux quartiers de noblesse écrasants. Apprenant le décès de leur fille, le marquis et la marquise décident de prendre en charge leur petit-fils désormais orphelin, et c'est ainsi que vous vous établissez au château de Saint-Sulpice à l'âge de un an. Vous y êtes choyé non seulement par votre nourrice et vos grands-parents, mais aussi par votre oncle et votre tante, Cyprien et Cosima de Planèze, frère et belle-sœur de votre mère.

– Ces détails généalogiques sont d'un intérêt à couper le souffle.

– N'est-ce pas? Et que direz-vous de la suite?

– Comment? Ce n'est pas encore fini?

– Certainement pas. Vous n'avez pas deux ans, et je tiens à raconter votre vie jusqu'à vos dix-huit ans.

– Ça promet.

– Si vous l'aviez racontée vous-même, je n'aurais pas à le faire.

– Et si je n'avais pas envie d'en parler, hein?

– C'était donc que vous aviez quelque chose à cacher.

– Pas forcément.

– Il est trop tôt pour aborder cette question-là. Entretemps, vous êtes un bébé adoré par sa famille, malgré la mésalliance de votre mère. J'ai vu des croquis du château aujourd'hui disparu: c'était une splendeur. Quelle enfance de rêve vous avez dû avoir!

– Votre canard, c'est Point de vue Images?

– Vous avez deux ans quand votre oncle et votre tante donnent le jour à leur unique enfant, Léopoldine de Planèze de Saint-Sulpice.

– Ça vous fait baver, un nom pareil, hein? C'est pas vous qui pourriez vous appeler comme ça.

– Oui, mais moi au moins je suis en vie.

– Ça vous fait une belle jambe.

– Dois-je continuer ou voulez-vous que je vous laisse la parole? Votre mémoire doit être ressuscitée à présent.

– Poursuivez, je vous en prie, je m'amuse follement.

– Tant mieux, parce que c'est encore loin d'être fini. Ainsi donc, on vous procure la seule chose qui vous manquait: une compagnie de votre âge. Vous ne connaîtrez jamais les journées moroses des enfants uniques et sans amis; certes, vous n'irez jamais à l'école, vous n'aurez jamais de camarades de classe, mais vous avez désormais beaucoup mieux: une petite cousine adorable. Vous devenez inséparables. Dois-je vous préciser le document qui m'a fourni ce genre de détail?

– Votre imagination, je suppose.

– Partiellement. Mais l'imagination a besoin de combustible, monsieur Tach, et ce combustible, c'est à vous que je le dois.

– Cessez de vous interrompre continuellement, et racontez-moi mon enfance, j'en ai les larmes aux yeux.

– Raillez, cher monsieur. Il y aurait de quoi avoir les larmes aux yeux. Vous avez eu une enfance bien trop belle. Vous aviez tout ce que l’on peut rêver, et plus encore: un château, un vaste domaine avec des lacs et des forêts, des chevaux, une formidable aisance matérielle, une famille adoptive qui vous choyait, un précepteur peu autoritaire et souvent malade, des domestiques aimants, et surtout vous aviez Léopoldine.

– Dites-moi la vérité: vous n'êtes pas journaliste. Vous cherchez de la documentation pour écrire un roman à l'eau de rose.

– A l'eau de rose? C'est ce que nous verrons. Je reprends mon récit. Bien sûr, en 14, il y a la guerre, mais les enfants s'accommodent des guerres, surtout les gosses de riches. Du fond de votre paradis, ce conflit vous paraît dérisoire et n'entrave nullement le cours long et lent de votre bonheur.

– Ma chère, vous êtes une conteuse hors pair.

– Moins que vous.

– Poursuivez.

– Les années s'écoulent à peine. L'enfance est une aventure si peu rapide. Qu'est-ce qu'un an pour un adulte? Pour un gosse, un an est un siècle, et pour vous, ces siècles étaient d'or et d'argent. Les avocats invoquent une enfance malheureuse comme circonstance atténuante. En sondant votre passé, je me suis rendu compte qu'une enfance trop heureuse pouvait elle aussi servir de circonstance atténuante.

– Pourquoi cherchez-vous à me faire bénéficier de circonstances atténuantes? Je n'en ai aucun besoin.

– Nous verrons. Léopoldine et vous n'êtes jamais séparés. Vous ne pourriez vivre l'un sans l'autre.

– Cousin-cousine, c'est vieux comme le monde.

– A un pareil degré d'intimité, peut-on encore parler de cousin-cousine?

– Frère et sœur, si vous préférez.

– Frère et sœur incestueux, alors.

– Ça vous choque? Ça s'est vu dans les meilleures familles. A preuve.

– Je crois que c'est à vous de raconter la suite.

– Je n'en ferai rien.

– Vous voulez vraiment que je continue?

– Vous m'obligeriez.

– Je ne demande qu'à vous obliger, mais si je poursuivais mon récit au stade où j'en suis arrivée, ce ne serait qu'une pâle et médiocre paraphrase du plus beau, du plus insolite et du moins connu de vos romans.

– J'adore les paraphrases pâles et médiocres.

– Tant pis pour vous, vous l'aurez voulu. Au fait, me donnez-vous raison?

– A quel sujet?

– D'avoir classé ce roman dans vos œuvres à deux personnages féminins et non à trois personnages féminins.

– Je vous donne absolument raison, chère.

– En ce cas, je n'ai plus peur de rien. Le reste est littérature, n'est-ce pas?

– Le reste n'est effectivement que mon œuvre. A cette époque-là, je n'avais d'autre papier que ma vie, ni d'autre encre que mon sang.

– Ou celui des autres.

– Elle n'était pas une autre.

– Qui était-elle donc?

– C'est ce que je n'ai jamais su; mais elle n'était pas une autre, ceci est certain. J'attends toujours votre paraphrase, très chère.

– C'est juste. Les années passent et elles se passent bien, trop bien. Léopoldine et vous n'avez jamais connu autre chose que cette vie-là, et pourtant vous êtes conscients de son anormalité et de votre excès de chance. Du fond de votre Éden, vous commencez à éprouver ce que vous appelez «l'angoisse des élus» eti dont la teneur est la suivante: «Combien de temps une telle perfection pourra-t-elle durer?» Cette angoisse, comme toutes les angoisses, porte votre euphorie à son comble tout en la fragilisant dangereusement, de plus en plus dangereusement. Les années passent encore. Vous avez quatorze ans, votre cousine en a douze. Vous avez atteint le point culminant de l'enfance, ce que Tournier appelle la «pleine maturité de l'enfance». Modelés par une vie de rêve, vous êtes des enfants de rêve. On ne vous l'a jamais dit, mais vous savez obscurément qu'une dégradation terrible vous attend, qui s'en prendra à vos corps idéaux et à vos humeurs non moins idéales pour faire de vous des acnéiques tourmentés. Là, je vous soupçonne d'être à l'origine du projet démentiel qui va suivre.

– Ça y est, vous cherchez déjà à disculper ma complice.

– Je ne vois pas de quoi je devrais la disculper. L'idée était de vous, n'est-ce pas?

– Oui, mais cette idée n'était pas criminelle.

– A priori non, mais elle le devenait par ses conséquences et surtout par son impraticabilité qui devait surgir tôt ou tard.

– Tard, en l'occurrence.

– N'anticipons pas. Vous avez quatorze ans, Léopoldine en a douze. Elle est à votre dévotion et vous pouvez lui faire avaler n'importe quoi.

– Ce n'était pas n'importe quoi.

– Non, c'était pire. Vous la convainquez que la puberté est le pire des maux mais qu'elle est évitable.

– Elle l'est.

– Vous le croyez encore?

– Je n'ai jamais cessé de le croire.

– Vous avez donc toujours été dingue.

– Dans mon optique, j'ai toujours été le seul à être sain d'esprit.

– Évidemment. A quatorze ans, vous êtes déjà si sain d'esprit que vous décidez solennellement de ne jamais entrer dans l'adolescence. Votre emprise sur votre cousine est telle que vous lui faites prêter un serment identique au vôtre.

– N'est-ce pas adorable?

– C'est selon. Car vous êtes déjà Prétextat Tach et vous assortissez votre serment grandiose de non moins grandioses dispositions punitives en cas de parjure. En termes plus clairs, vous jurez et faites jurer à Léopoldine que si l'un des deux trahit sa promesse et devient pubère, l'autre le tuera, purement et simplement.

– A quatorze ans déjà, une âme de titan!

– Je suppose que bien d'autres enfants ont conçu le projet de ne jamais quitter l'enfance, avec des succès divers mais toujours précaires. Or, vous deux, vous semblez y parvenir. Il est vrai que vous y mettez une détermination peu commune. Et vous, le titan de l'affaire, vous inventez toutes sortes de mesures pseudo-scientifiques destinées à rendre vos corps impropres à l'adolescence.

– Pas si pseudo-scientifiques que ça, puisqu'elles étaient efficaces.

– Nous verrons. Je me demande comment vous avez survécu à de pareils traitements.

– Nous étions heureux.