– Quel délicieux petit morceau d'éloquence, mademoiselle! Où diable avez-vous été formée? Ce mélange d'agressivité minable et d'envolées cicéroniennes, le tout nuancé (si l'on peut dire) de petites touches hégéliennes et sociolâtres: un chef-d'œuvre.
– Cher monsieur, je vous rappelle que, pari ou pas pari, je suis toujours journaliste. Tout ce que vous dites est enregistré.
– Formidable. Nous sommes en train d'enrichir la pensée occidentale de sa dialectique la plus brillante.
– Dialectique, c'est le mot qu'on emploie quand on n'en a plus aucun autre en réserve, non?
– Bien vu. C'est le joker des salons.
– Dois-je en conclure que vous n'avez déjà plus rien à me dire?
– Je n'ai jamais rien eu à vous dire, mademoiselle. Quand on s'emmerde comme je m'emmerde depuis vingt-quatre ans, on n'a rien à dire aux gens. Si on aspire cependant à leur compagnie, c'est dans l'espoir d'être diverti, sinon par leur esprit, au moins par leur bêtise. Alors, faites quelque chose, divertissez-moi.
– Je ne sais si je parviendrai à vous divertir, mais je suis certaine de parvenir à vous déranger.
– Me déranger! Ma pauvre enfant, mon estime pour vous vient de chuter en dessous de zéro. Me déranger! Enfin, vous auriez pu dire pire, vous auriez pu dire déranger tout court. De quelle époque date cet emploi intransitif du verbe déranger? De Mai 68? Ça ne m'étonnerait pas, ça pue son petit cocktail Molotov, sa petite barricade, sa petite révolution pour étudiants bien nourris, ses petits lendemains qui chantent pour fils de famille. Vouloir «déranger», c'est vouloir «remettre en question», «conscientiser» – et pas d'objet direct, s'il vous plaît, ça fait tellement plus intelligent, et puis c'est bien pratique parce que, au fond, ça permet de ne pas préciser ce qu'on serait incapable de préciser.
– Pourquoi perdez-vous votre temps à me dire ça? Je l'avais précisé, mon objet direct: j'avais dit «vous déranger».
– Ouais. Ce n'est pas beaucoup mieux. Ma pauvre enfant, vous auriez fait une parfaite assistante sociale. Le plus drôle, c'est la fierté de ces gens qui déclarent vouloir déranger: ils vous parlent avec l'autosatisfaction des messies en voie de développement. C'est qu'ils ont une mission, ma parole! Eh bien, allez-y, conscientisez-moi, dérangez-moi, qu'on se marre un peu.
– C'est extraordinaire, je vous divertis déjà.
– Je suis bon public. Continuez.
– Soit. Tout à l'heure, vous disiez que vous n'aviez rien à me dire. Ce n'est pas réciproque.
– Laissez-moi deviner. Qu'est-ce qu'une petite femelle de votre espèce pourrait trouver à me dire? Que la femme n'est pas valorisée dans mon œuvre? Que sans femme, l'homme n'atteindra jamais son épanouissement?
– Raté.
– Alors, vous voulez peut-être savoir qui fait le ménage ici?
– Pourquoi pas? Ça vous donnera l'occasion d'être intéressant, pour une fois.
– C'est ça, jouez la provocation, c'est l’arme des minables. Eh bien, apprenez qu'une dame portugaise vient chaque jeudi après-midi nettoyer mon appartement et prendre mon linge sale. Voilà au moins une femme qui a un emploi respectable.
– Dans votre idéologie, la femme est à la maison, avec un torchon et un balai, n'est-ce pas?
– Dans mon idéologie, la femme n'existe pas.
– De mieux en mieux. Le jury du Nobel avait dû attraper une solide insolation, le jour où il vous a élu.
– Pour une fois, nous sommes d'accord. Ce prix Nobel est un sommet dans l'histoire des malentendus. M'attribuer, à moi, le prix Nobel de littérature équivaut à donner le prix Nobel de la paix à Saddam Hussein.
– Ne vous vantez pas. Saddam est plus célèbre que vous.
– Normal, on ne me lit pas. Si on me lisait, je serais plus nocif et donc plus célèbre que lui.
– Seulement voilà, on ne vous lit pas. Comment expliquez-vous ce refus universel de vous lire?
– Instinct de conservation. Réflexe immunitaire.
– Vous trouvez toujours des explications flatteuses pour vous. Et si on ne vous lisait pas tout simplement parce que vous êtes ennuyeux?
– Ennuyeux? Quel euphémisme exquis. Pourquoi ne dites-vous pas chiant?
– Je ne vois pas la nécessité de s'en tenir à un langage ordurier. Mais n'éludez pas ma question, cher monsieur.
– Suis-je ennuyeux? Je vais vous donner une réponse éblouissante de bonne foi: je n'en sais rien. De tous les habitants de cette planète, je suis l'être le moins bien placé pour le savoir. Kant pensait certainement que Critique de la raison pure était un livre passionnant, et ce n'était pas de sa faute: il avait le nez dessus. Aussi me vois-je dans l'obligation, mademoiselle, de vous rendre votre question toute nue: suis-je ennuyeux? Si sotte que vous soyez, votre réponse a plus d'intérêt que la mienne, même si vous ne m'avez pas lu, ce qui est hors de doute.
– Erreur. Vous avez devant vous l'un des rares êtres humains à avoir lu vos vingt-deux romans, sans en avoir sauté une ligne.
L'obèse en resta sans voix pendant quarante secondes.
– Bravo. J'aime les gens capables de mensonges aussi énormes.
– Navrée, c'est la vérité. J'ai tout lu de vous.
– Sous la menace d'un revolver?
– De ma propre volonté – non, de mon propre désir.
– Impossible. Si vous aviez tout lu de moi, vous ne seriez pas telle que je vous vois.
– Et que voyez-vous de moi, au juste?
– Je vois une petite femelle insignifiante.
– Prétendez-vous distinguer ce qui se passe dans la tête de cette petite femelle insignifiante?
– Comment, il se passe quelque chose, dans votre tête? Tota mulier in utero.
– Hélas, ce n'est pas avec mon ventre que je vous ai lu. Vous serez donc forcé de subir mes opinions.
– Allez-y, voyons un peu ce que vous appelez «opinion».
– Avant tout, pour répondre à votre première question, je ne me suis pas ennuyée un seul instant en lisant vos vingt-deux romans.
– Comme c'est étrange. Je pensais qu'il était assommant de lire sans comprendre.
– Et écrire sans comprendre, c'est ennuyeux?
– Vous suggérez que je ne comprends pas mes propres livres?
– Je dirais plutôt que vos bouquins regorgent d'esbroufe. Et ça fait partie de leur charme: en vous lisant, j'ai senti une alternance continuelle entre des passages lourds de sens et des parenthèses de bluff absolu – absolu parce que bluffant tant l'auteur que le lecteur. J'imagine la jubilation que vous avez dû éprouver à donner à ces parenthèses brillamment creuses, solennellement délirantes, les apparences de la profondeur et de la nécessité. Pour un être aussi virtuose que vous, le jeu a dû être exquis.
– Qu'est-ce que vous radotez?
– Pour moi aussi, ce fut exquis. Trouver tant de mauvaise foi sous la plume d'un écrivain qui prétend la combattre, c'était charmant. C'eût été irritant si votre mauvaise foi avait été homogène. Mais passer sans cesse de la bonne à la mauvaise foi, c'est d'une malhonnêteté géniale.
– Et vous vous estimez capable de différencier l'une de l'autre, petite femelle prétentieuse?
– Quoi de plus simple? Chaque fois qu'un passage me faisait rire aux éclats, je comprenais qu'il y avait du bluff là-dessous. Et j'ai trouvé ça très habile: lutter contre la mauvaise foi par la mauvaise foi, par le terrorisme intellectuel, être encore plus sournois que son adversaire, c'est une excellente tactique. Un peu trop excellente, d'ailleurs, car trop fine pour un ennemi aussi grossier. Ce n'est pas moi qui vous apprendrai que le machiavélisme fait rarement mouche: les massues écrasent mieux que les engrenages subtils.
– Vous dites que je bluffe: quel piètre bluffeur je fais, en comparaison de vous qui prétendez avoir tout lu de moi.
– Tout ce qui était disponible, oui. Interrogez-moi si vous tenez à vérifier.
– C'est ça, comme pour les tintinolâtres: «Quel est le numéro de la plaque d'immatriculation de la Volvo rouge dans L'Affaire Tournesol? » Grotesque. Ne comptez pas sur moi pour déshonorer mes œuvres avec de pareils procédés.
– Que dois-je faire pour vous convaincre, alors?
– Rien. Vous ne me convaincrez pas.
– En ce cas, je n'ai rien à perdre.
– Vous n'avez jamais rien eu à perdre avec moi. Votre sexe vous condamnait dès le départ.
– A ce propos, je me suis livrée à un petit survol de vos personnages féminins.
– J'en étais sûr. Ça promet.
– Vous disiez tout à l'heure que, dans votre idéologie, la femme n'existait pas. Je trouve étonnant qu'un homme qui professe de telles sentences ait créé tant de femmes de papier. Je ne les passerai pas toutes en revue, mais j'ai dénombré dans votre œuvre quelque quarante-six personnages féminins.
– Je me demande bien ce que ça prouve.
– Ça prouve que la femme existe dans votre idéologie: première contradiction. Et vous verrez, il y en aura d'autres.
– Oh! mademoiselle fait la chasse aux contradictions! Apprenez, espèce d'institutrice, que Prétextat Tach a élevé la contradiction au niveau des beaux-arts. Pouvez-vous imaginer plus élégant, plus subtil, plus déconcertant et plus aigu que mon système d'auto-contradiction? Et voilà qu'une petite dinde, à laquelle il ne manque que les lunettes, vient d'un air triomphant m'annoncer qu'elle a débusqué quelques fâcheuses contradictions dans mon œuvre! N'est-il pas merveilleux d'être lu par un public aussi fin?
– Je n'ai jamais dit que cette contradiction était fâcheuse.
– Non, mais il était clair que vous le pensiez.
– Je suis mieux placée que vous pour savoir ce que je pense.
– Ça reste à prouver.
– Et, en l'occurrence, je trouvais cette contradiction intéressante.
– Juste ciel.
– Quarante-six personnages féminins, disais-je donc.
– Pour que votre comptage présente un quelconque intérêt, il aurait fallu dénombrer aussi les personnages masculins, mon enfant.
– Je l'ai fait.
– Quelle présence d'esprit.
– Cent soixante-trois personnages masculins.
– Ma pauvre petite, si vous ne m'inspiriez pas tant de pitié, je ne me priverais pas de rire d'une telle disproportion.
– La pitié est un sentiment à proscrire.
– Oh! Elle a lu Zweig! Comme elle est cultivée! Voyez-vous, très chère, les rustres qui me ressemblent s'en tiennent à Montherlant, dont la lecture semble vous faire cruellement défaut. J'ai pitié des femmes, donc je les hais, et inversement.
– Puisque vous avez des sentiments si sains vis-à-vis de notre sexe, expliquez-moi pourquoi vous avez créé quarante-six personnages féminins.