– Venant de vous, ces paroles m'étonnent: vous n'êtes pas du style à vous autocensurer.

– Qui vous parle d'autocensure? Les choses à ne pas dire ne sont pas forcément les choses sales, au contraire. Il faut toujours raconter les saletés qu'on a en soi: c'est sain, c'est gai, c'est tonique. Non, les choses à ne pas dire sont d'un autre ordre – et ne vous attendez pas à ce que je vous l'explique, puisque ce sont précisément des choses à ne pas dire.

– Me voilà bien avancé.

– Ne vous avais-je pas prévenu, tout à l'heure, que mon métier consiste à ne pas répondre aux questions? Changez de métier, mon vieux.

– Ne pas répondre aux questions, cela fait également partie du rôle des lèvres, n'est-ce pas?

– Pas seulement des lèvres, des couilles aussi. Il faut des couilles pour ne pas répondre à certaines questions.

– Plume, couilles, bitte, lèvres, c'est tout?

– Non, il faut encore l'oreille et la main.

– L'oreille, c'est pour entendre?

– Cela s'entend. Vous êtes génial, jeune homme. En fait, l'oreille est la caisse de résonance des lèvres. C'est le gueuloir intérieur. Flaubert était bien coquet avec son gueuloir, mais s'imaginait-il vraiment qu'on allait le croire? Il le savait, qu'il était inutile de gueuler les mots: les mots gueulent tout seuls. Il suffit de les écouter en soi.

– Et la main?

– La main, c'est pour jouir. C'est atrocement important. Si un écrivain ne jouit pas, alors il doit s'arrêter à l'instant. Écrire sans jouir, c'est immoral. L'écriture porte déjà en elle tous les germes de l'immoralité. La seule excuse de l'écrivain, c'est sa jouissance. Un écrivain qui ne jouirait pas, ce serait quelque chose d'aussi dégueulasse qu'un salaud qui violerait une petite fille sans même jouir, qui violerait pour violer, pour faire un mal gratuit.

– Cela ne se compare pas. L'écriture n'est pas si nocive.

– Vous ne savez pas ce que vous dites. Évidemment, comme vous ne m'avez pas lu, vous ne pouvez pas savoir. L'écriture fout la merde à tous les niveaux: pensez aux arbres qu'il a fallu abattre pour le papier, aux emplacements qu'il a fallu trouver pour stocker les livres, au fric que leur impression a coûté, au fric que ça coûtera aux éventuels lecteurs, à l'ennui que ces malheureux éprouveront à. les lire, à la mauvaise conscience des misérables qui les achèteront et n'auront pas le courage de les lire, à la tristesse des gentils imbéciles qui les liront sans les comprendre, enfin et surtout à la fatuité des conversations qui feront suite à leur lecture ou à leur non-lecture. Et j'en passe! Alors, n'allez pas me dire que l'écriture n'est pas nocive.

– Mais enfin, vous ne pouvez pas exclure à 100 % la possibilité de tomber sur un ou deux lecteurs qui vous comprendront réellement, ne serait-ce que par intermittence. Ces éclairs de connivence profonde avec ces quelques individus ne suffisent-ils pas à faire de l'écriture un acte bénéfique?

– Vous déraisonnez! Je ne sais si ces individus existent mais, s'ils existent, c'est à eux que mes écrits peuvent nuire le plus. De quoi croyez-vous que je parle dans mes livres? Vous vous imaginez peut-être que je raconte la bonté des humains et le bonheur de vivre? Où diable allez-vous chercher que me comprendre rend heureux? Au contraire!

– La connivence, même dans le désespoir, n'est-elle pas agréable?

– Vous trouvez ça agréable, vous, de savoir que vous êtes aussi désespéré que votre voisin? Moi, je trouve ça encore plus triste.

– En ce cas, pourquoi écrire? Pourquoi chercher à communiquer?

– Attention, ne mélangez pas: écrire, ce n'est pas chercher à communiquer. Vous me demandez pourquoi écrire, et je vous réponds très strictement et très exclusivement ceci: pour jouir. Autrement dit, s'il n'y a pas de jouissance, il est impératif d'arrêter. Il se trouve qu'écrire me fait jouir: enfin, me faisait jouir à crever. Ne me demandez pas pourquoi, je n'en ai aucune idée. D'ailleurs, toutes les théories qui ont voulu expliquer la jouissance étaient plus débiles les unes que les autres. Un jour, un homme très sérieux m'a dit que si on jouissait en faisant l'amour, c'était parce qu'on créait la vie. Vous vous rendez compte? Comme s'il pouvait y avoir quelque jouissance à créer une chose aussi triste et moche que la vie! Et puis, ça supposerait qu'en prenant la pilule, la femme ne jouit plus puisqu'elle ne crée plus la vie. Mais ce type y croyait, à sa théorie! Bref, ne me demandez pas de vous expliquer cette jouissance de l'écriture: elle est un fait, c'est tout.

– Qu'est-ce que la main vient faire là-dedans?

– La main est le siège de la jouissance d'écrire. Elle n'en est pas le seul: l'écriture fait aussi jouir dans son ventre, dans son sexe, dans son front et dans ses mâchoires. Mais la jouissance la plus spécifique se situe dans la main qui écrit. C'est une chose difficile à expliquer: quand elle crée ce qu'elle a besoin de créer, la main tressaille de plaisir, elle devient un organe génial. Combien de fois n'ai-je pas éprouvé, en écrivant, l'étrange impression que c'était ma main qui commandait, qu'elle glissait toute seule sans demander au cerveau son avis? Oh, je sais bien qu'aucun anatomiste ne pourrait admettre une chose pareille, et pourtant c'est ce que l’on sent, très souvent. La main éprouve alors une telle volupté, apparentée sans doute à celle du cheval qui s'emballe, du prisonnier qui s'évade. Une autre constatation s'impose, d'ailleurs: n'est-il pas troublant que, pour l'écriture et la masturbation, c'est le même instrument – la main – qu'on utilise?

– Pour coudre un bouton ou se gratter le nez, c'est aussi la main qu'on utilise.

– Que vous êtes trivial! Et puis, qu'est-ce que ça prouve? Des emplois vulgaires ne viennent pas contredire des emplois nobles.

– La masturbation est-elle un emploi noble de lai main?

– Et comment! Qu'une simple et modeste main puisse à elle seule reconstituer une chose aussi complexe, coûteuse, difficile à mettre en scène et encombrée d'états d'âme que le sexe, n'est-ce pas formidable? Que cette gentille main sans histoires procure autant (sinon plus) de plaisir qu'une femme embêtante et chère à l'entretien, n'est-ce pas admirable?

– Evidemment, si vous voyez les choses comme ça…

– Mais c'est comme ça qu'elles sont, jeune homme! Vous n'êtes pas d'accord?

– Ecoutez, monsieur Tach, c'est vous qu'on interviewe, pas moi.

– Autrement dit, vous vous donnez le beau rôle, hein?

– Si cela peut vous faire plaisir, mon rôle ne m'a pas paru si beau jusqu'à présent. Vous m'en avez fait baver plusieurs fois.

– Ça me fait plaisir, en effet.

– Bien. Revenons à nos organes. Je récapitule: plume, couilles, bitte, lèvres, oreille et main. C'est tout?

– Ça ne vous suffit pas?

– Je ne sais pas. J'aurais imaginé autre chose.

– Ah oui? Qu'est-ce qu'il vous faut encore? Une vulve? Une prostate?

– Cette fois, c'est vous qui êtes trivial. Non. Vous allez certainement vous foutre de moi, mais je pensais qu'il fallait aussi un cœur.

– Un cœur? Grand Dieu, pour quoi faire?

– Pour les sentiments, l'amour.

– Ces choses-là n'ont rien à voir avec le cœur. Elles concernent les couilles, la bitte, les lèvres et la main. C'est bien suffisant.

– Vous êtes trop cynique. Je ne serai jamais d'accord avec cela.

– Aussi votre opinion n'intéresse-t-elle personne, comme vous le disiez vous-même il y a une minute. Mais je ne vois pas où est le cynisme dans ce que je vous ai dit. Les sentiments et l'amour sont affaires d'organes, nous sommes bien d'accord: notre désaccord porte seulement sur la nature de cet organe. Vous, vous y voyez un phénomène cardiaque. Je ne m'insurge pas, moi, je ne vous envoie pas des adjectifs à la figure. Je me borne à penser que vous avez des théories anatomiques bizarres et, à ce titre, intéressantes.

– Monsieur Tach, pourquoi faites-vous semblant de ne pas comprendre?

– Qu'est-ce que vous me chantez là? Je ne fais semblant de rien du tout, espèce de mal élevé!

– Mais enfin, quand je parlais du cceur, vous saviez bien que je n'en parlais pas à titre d'organe!

– Ah non! A quel titre en parliez-vous, alors?

– A titre de sensibilité, d'affectivité, d'émotivité, voyons!

– Tout ça dans un bête cœur plein de cholestérol!

– Allons, monsieur Tach, vous n'êtes pas drôle.

– Non, en effet, c'est vous qui êtes drôle. Pourquoi venez-vous me dire ces choses qui n'ont rien à voir avec notre propos?

– Oseriez-vous dire que la littérature n'a rien à voir avec les sentiments?

– Voyez-vous, jeune homme, je crois que nous n'avons pas la même conception du mot «sentiment», Pour moi, vouloir casser la gueule à quelqu'un, c'est un sentiment. Pour vous, pleurer dans la rubrique «Courrier du cœur» d'un magazine féminin, c'est un sentiment.

– Et pour vous, qu'est-ce que c'est?

– Pour moi, c'est un état d'âme, c'est-à-dire une jolie histoire bourrée de mauvaise foi qu'on se raconte pour avoir l'impression d'accéder à la dignité d'être humain, pour se persuader que, même au moment où on fait caca, on est empli de spiritualité. Ce sont surtout les femmes qui inventent les états d'âme, parce que le genre de travail qu'elles font laisse la tête libre. Or, une des caractéristiques de notre espèce est que notre cerveau se croit toujours obligé de fonctionner, même quand il |ne sert à rien: ce déplorable inconvénient technique est à l'origine de toutes nos misères humaines. Plutôt que de se laisser aller à une noble inaction, à un repos élégant, tel le serpent endormi au soleil, le cerveau de la ménagère, furieux de ne pas lui être utile, se met à sécréter des scénarios débiles et prétentieux – d'autant plus prétentieux que la tâche de la ménagère lui paraîtra basse. C'est d'autant plus bête qu'il n'y a rien de bas à passer l'aspirateur ou à récurer des chiottes: ce sont des choses qu'il faut faire, voilà tout. Mais les femmes s'imaginent toujours qu'elles sont sur terre pour quelque mission aristocratique. La plupart des hommes aussi, d'ailleurs, avec moins d'obstination cependant, parce qu'on leur occupe le cerveau à l'aide de comptabilité, d'avancement, de délation et de déclaration d'impôts, ce qui laisse moins la place aux élucubrations.

– Je crois que vous retardez un peu. Les femmes aussi travaillent, à présent, et ont des soucis identiques aux hommes.

– Que vous êtes naïf! Elles font semblant. Les tiroirs de leurs bureaux regorgent de vernis à ongles et de magazines féminins. Les femmes actuelles sont encore pires que les ménagères d'antan qui, elles au moins, servaient à quelque chose. Aujourd'hui, elles passent leur temps à discuter avec leurs collègues de sujets aussi substantiels que leurs problèmes de cœur et de calories, ce qui revient exactement au même. Quand elles s'ennuient trop, elles se font sauter par leurs supérieurs, ce qui leur procure l'ivresse délicieuse de foutre la merde dans la vie des autres. Ça, pour une femme, c'est la plus belle promotion. Quand une femme détruit la vie d'un autre, elle considère cet exploit comme la preuve suprême de sa spiritualité. «Je fous la merde, donc j'ai une âme», ainsi raisonne-t-elle.