– Pour éviter ce regard trivial, n'eût-il pas été plus simple de ne pas vous faire éditer du tout?

– Trop facile. Non, voyez-vous, le sommet du raffinement, c'est de vendre des millions d'exemplaires et de ne pas être lu.

– Sans compter que vous y avez gagné de l'argent.

– Certainement. J'aime beaucoup l'argent.

– Vous aimez l'argent, vous?

– Oui. C'est ravissant. Je n'y ai jamais trouvé d'utilité mais j'aime beaucoup le regarder. Une pièce de 5 francs, c'est joli comme une pâquerette.

– Cette comparaison ne me serait jamais venue à l'esprit.

– Normal, vous n'êtes pas prix Nobel de littérature, vous.

– Au fond, ce prix Nobel ne démentirait-il pas votre théorie? Ne supposerait-il pas qu'au moins le jury du Nobel vous ait lu?

– Rien n'est moins sûr. Mais, pour le cas où les jurés m'auraient lu, croyez bien que ça ne change rien à ma théorie. Il y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu'à lire sans lire. Comme des hommes-grenouilles, ils traversent les livres sans prendre une goutte d'eau.

– Oui, vous en aviez parlé au cours d'une entrevue précédente.

– Ce sont les lecteurs-grenouilles. Ils forment l'immense majorité des lecteurs humains, et pourtant je n'ai découvert leur existence que très tard. Je suis d'une telle naïveté. Je pensais que tout le monde lisait comme moi; moi, je lis comme je mange: ça ne signifie pas seulement que j'en ai besoin, ça signifie surtout que ça entre dans mes composantes et que ça les modifie. On n'est pas le même selon qu'on a mangé du boudin ou du caviar; on n'est pas le même non plus selon qu'on vient de lire du Kant (Dieu m'en préserve) ou du Queneau. Enfin, quand je dis «on», je devrais dire «moi et quelques autres», car la plupart des gens émergent de Proust ou de Simenon dans un état identique, sans avoir perdu une miette de ce qu'ils étaient et sans avoir acquis une miette supplémentaire. Ils ont lu, c'est tout: dans le meilleur des cas, ils savent «ce dont il s'agit». Ne croyez pas que je brode. Combien de fois ai-je demandé, à des personnes intelligentes: «Ce livre vous a-t-il changé?» Et on me regardait, les yeux ronds, l'air de dire: «Pourquoi voulez-vous qu'il me change?»

– Permettez-moi de m'étonner, monsieur Tach: vous venez de parler comme un défenseur des livres à message, ce qui ne vous ressemble pas.

– Vous n'êtes pas très malin, hein? Alors, vous vous imaginez que ce sont les livres «à message» qui peuvent changer un individu? Quand ce sont ceux qui les changent le moins. Non, les livres qui marquent et qui métamorphosent, ce sont les autres, les livres de désir, de plaisir, les livres de génie et surtout les livres de beauté. Tenez, prenons un grand livre de beauté: Voyage au bout de la nuit. Comment ne pas être un autre après l'avoir lu? Eh bien, la majorité des lecteurs réussissent ce tour de force sans difficulté. Ils vous disent après: «Ah oui, Céline, c'est formidable», et puis reviennent à leurs moutons. Évidemment, Céline, c'est un cas extrême, mais je pourrais parler des autres aussi. On n'est jamais le même après avoir lu un livre, fût-il aussi modeste qu'un Léo Malet: ça vous change, un Léo Malet. On ne regarde plus les jeunes filles en imperméable comme avant, quand on a lu un Léo Malet. Ah mais, c'est très important! Modifier le regard: c'est ça, notre grand œuvre.

– Ne croyez-vous pas que, consciemment ou non, chaque personne a changé de regard, après avoir fini un livre?

– Oh non! Seule la fine fleur des lecteurs en est capable. Les autres continuent à voir les choses avec leur platitude originelle. Et encore, ici il est question des lecteurs, qui sont eux-mêmes une race très rare. La plupart des gens ne lisent pas. A ce sujet, il y a une citation excellente, d'un intellectuel dont j'ai oublié le nom: «Au fond, les gens ne lisent pas; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas; ou, s'ils comprennent, ils oublient.» Voilà qui résume admirablement la situation, vous ne trouvez pas?

– En ce cas, n'est-il pas tragique d'être écrivain?

– Si tragique il y a, il ne vient certainement pas de là. C'est un bienfait que de ne pas être lu. On peut tout se permettre.

– Mais enfin, au début, il a bien fallu qu'on vous lise, sans quoi vous ne seriez pas devenu célèbre.

– Au début, peut-être, un petit peu.

– J'en reviens donc à ma question de départ: pourquoi ce succès extraordinaire? En quoi ce début répondait-il à une attente du lecteur?

– Je ne sais pas. C'étaient les années 30. Il n'y avait pas de télévision, il fallait bien que les gens s'occupent.

– Oui, mais pourquoi vous plutôt qu'un autre écrivain?

– En fait, mon grand succès a commencé après la guerre. C'est marrant, d'ailleurs, parce que je n'y ai pas du tout participé, à cette rigolade: j'étais déjà presque impotent – et puis, dix ans plus tôt, on m'avait réformé pour obésité. En 45, a débuté la grande expiation: confusément ou non, les gens ont senti qu'ils avaient des choses à se reprocher. Alors ils sont tombés sur mes romans qui hurlaient comme des imprécations, qui regorgeaient d'ordures, et ils ont décidé que ce serait une punition à la démesure de leur bassesse.

– L'était-ce?

– Ce pouvait l'être. Ce pouvait être autre chose aussi. Mais voilà, vox populi, vox dei. Et puis, on a très vite cessé de me lire. Comme Céline, d'ailleurs: Céline est probablement l'un des écrivains qui a été le moins lu. La différence, c'est que moi on ne me lisait pas pour de bonnes raisons, et lui on ne le lisait pas pour de mauvaises raisons.

– Vous parlez beaucoup de Céline.

– J'aime la littérature, monsieur. Ça vous étonne?

– Vous ne l'expurgez pas, lui, je suppose?

– Non. C'est lui qui ne cesse de m'expurger.

– L'avez-vous rencontré?

– Non, j'ai fait beaucoup mieux: je l'ai lu.

– Et lui, vous a-t-il lu?

– Certainement. Je l'ai senti souvent en le lisant.

– Vous auriez influencé Céline?

– Moins que lui ne m'a influencé, mais quand même.

– Et qui d'autre auriez-vous encore influencé?

– Personne, voyons, puisque personne d'autre ne m'a lu. Enfin, grâce à Céline, j'aurai quand même été lu – vraiment lu – une seule fois.

– Vous voyez bien que vous désiriez être lu.

– Par lui, seulement par lui. Les autres, je m'en fous.

– Avez-vous rencontré d'autres écrivains?

– Non, je n'ai rencontré personne et personne n'est venu me rencontrer. Je connais très peu de gens: Gravelin, bien sûr, sinon le boucher, le crémier, l'épicier et le marchand de tabac. C'est tout, je crois. Ah oui, il y a aussi cette putain d'infirmière, et puis les journalistes. Je n'aime pas voir les gens. Si je vis seul, ce n'est pas tant par amour de la solitude que par haine du genre humain. Vous pourrez écrire dans votre canard que je suis un sale misanthrope.

– Pourquoi êtes-vous misanthrope?

– Je suppose que vous n'avez pas lu Les Sales Gens?

– Non.

– Évidemment. Si vous l'aviez lu, vous sauriez pourquoi. Il y a mille raisons pour détester les gens. La plus importante, pour moi, c'est leur mauvaise foi qui est absolument indécrottable. Cette mauvaise foi n'a d'ailleurs jamais été aussi à l'honneur qu'aujourd'hui. J'ai connu bien des époques, vous pensez: je peux néanmoins vous affirmer que je n'ai jamais autant détesté une époque que celle-ci. L'ère de la mauvaise foi en plein. La mauvaise foi, c’est bien pis que la déloyauté, la duplicité, la perfidie. Être de mauvaise foi, c'est se mentir d'abord à soi-même, non pour d'éventuels problèmes de conscience, mais pour son autosatisfaction sirupeuse, avec de jolis mots comme «pudeur» ou «dignité». Ensuite, c'est mentir aux autres, mais pas des mensonges honnêtes et méchants, pas pour foutre la merde, non: des mensonges de faux-cul, des mensonges light, qu'on vous déblatère avec un sourire comme si ça devait vous faire plaisir.

– Exemple?

– Eh bien, l'actuelle condition féminine.

– Comment? Seriez-vous féministe?

– Féministe, moi? Je hais les femmes encore plus que les hommes.

– Pourquoi?

– Pour mille raisons. D'abord parce qu'elles sont laides: avez-vous déjà vu plus laid qu'une femme? A-t-on idée d'avoir des seins, des hanches, et je vous épargne le reste? Et puis, je hais les femmes comme je hais toutes les victimes. Une très sale race, les victimes. Si on exterminait à fond cette race-là, peut-être aurait-on enfin la paix, et peut-être les victimes auraient-elles enfin ce qu'elles désirent, à savoir le martyre. Les femmes sont des victimes particulièrement pernicieuses puisqu'elles sont avant tout victimes d'elles-mêmes, des autres femmes. Si vous voulez connaître la lie des sentiments humains, penchez-vous sur les sentiments que nourrissent les femmes envers les autres femmes: vous frissonnerez d'horreur devant tant d'hypocrisie, de jalousie, de méchanceté, de bassesse. Jamais vous ne verrez deux femmes se battre sainement à coups de poing ni même s'envoyer une solide bordée d'injures: chez elles, c'est le triomphe des coups bas, des petites phrases immondes qui font tellement plus de mal qu'un direct dans la mâchoire. Vous me direz que ce n'est pas neuf, que l'univers féminin est ainsi depuis Adam et Eve. Moi, je dis que le sort de la femme n'a jamais été pire – par leur faute, nous sommes bien d'accord, mais qu'est-ce que ça change? La condition féminine est devenue le théâtre des mauvaises fois les plus écœurantes.

– Vous n'avez toujours rien expliqué.

– Prenons la situation comme elle l'était avant: la femme est inférieure à l'homme, ça coule de source – il suffit de voir combien elle est laide. Dans le passé, aucune mauvaise foi: on ne lui cachait pas son infériorité et on la traitait comme telle. Aujourd'hui, c'est dégueulasse: la femme est toujours inférieure à l'homme – elle est toujours aussi laide -, mais on lui raconte qu'elle est son égale. Comme elle est stupide, elle le croit, bien sûr. Or, on la traite toujours comme une inférieure: les salaires n'en sont qu'un indice mineur. Les autres indices sont bien plus graves: les femmes sont toujours à la traîne dans tous les domaines, à commencer par celui de la séduction – ce qui n'a rien d'étonnant, vu leur laideur, leur peu d'esprit et surtout leur hargne dégoûtante qui affleure à la moindre occasion. Admirez donc la mauvaise foi du système: faire croire à une esclave laide, bête, méchante et sans charme, qu'elle part avec les mêmes chances que son seigneur, alors qu'elle n'en a pas le quart. Moi, je trouve ça infect. Si j'étais femme, je serais écœurée.