– Je vais vous faire un aveu.

– Inutile, j'ai compris: vous avez essayé et vous avez démissionné avant même d'avoir atteint la page 10, c'est ça? Je l'ai deviné depuis que je vous ai vu. Je reconnais à l'instant les gens qui m'ont lu: ça se lit sur leur visage. Vous, vous n'aviez l'air ni accablé, ni guilleret, ni gros, ni maigre, ni extatique: vous aviez l'air sain. Vous ne m'aviez donc pas plus lu que votre collègue d'hier. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, en dépit de tout, j'ai encore des traces de sympathie pour vous. J'en ai d'autant plus que vous avez abandonné avant la page 10: ça dénote une force de caractère dont je n'ai jamais été capable. En outre, la tentative d'aveu – superflu – vous honore. En fait, je vous eusse pris en grippe si, m'ayant bel et bien lu, vous fussiez tel que je vous vois. Mais trêve de subjonctifs risibles. Nous en étions à ma digestion, si j'ai bonne mémoire.

– C'est cela. Aux caramels, plus précisément.

– Eh bien, quand j'ai achevé le déjeuner, je prends la direction du fumoir. C'est l'un des sommets de la journée. Je ne tolère vos interviews que le matin, car l'après-midi, je fume jusqu'à 17 heures.

– Pourquoi jusqu'à 17 heures?

– A 17 heures arrive cette stupide infirmière qui croit utile de me laver de pied en cap: encore une idée de Gravelin. Un bain quotidien, vous vous rendez compte? Vanitas vanitatum sed omnia vanitas. Alors, je me venge comme je peux, je m'arrange à puer le plus possible pour incommoder cette oie blanche, je truffe mon déjeuner de gousses d'ail entières, m'inventant des complications circulatoires, et puis je fume comme un Turc jusqu'à l'intrusion de ma lavandière.

Il eut un rire ignoble.

– Ne me dites pas que vous fumez autant dans l'unique but d'asphyxier cette malheureuse?

– Ce serait une raison suffisante, mais la vérité, c'est que j'adore fumer le cigare. Si je ne choisissais pas de fumer à ces heures-là, il n'y aurait rien de pernicieux à cette activité – je dis bien activité, car pour moi, fumer est une occupation à part entière, pendant laquelle je ne tolère aucune visite, aucune diversion.

– C'est très intéressant, monsieur Tach, mais ne nous égarons pas: vos cigares ne concernent pas votre digestion.

– Vous croyez? Je n'en suis pas si sûr. Enfin, si ça ne vous intéresse pas… Et mon bain, ça vous intéresse?

– Non, à moins que vous ne mangiez le savon ou buviez l'eau de rinçage.

– Vous vous rendez compte que cette salope me met à poil, frotte mes bourrelets, douche mon arrière-train? je suis sûr que ça la fait jouir, de mariner un obèse sans défense, nu et imberbe. Ces infirmières sont toutes des obsédées. C'est pour ça qu'elles choisissent ce sale métier.

– Monsieur Tach, je crois que nous nous égarons à nouveau…

– Je ne suis pas d'accord. Cet épisode quotidien est si pervers que ma digestion en est perturbée. Rendez-vous compte! Je suis seul et nu comme un ver dans la flotte, humilié, monstrueusement adipeux devant cette créature vêtue, qui chaque jour me déshabille avec cette expression hypocritement professionnelle pour dissimuler qu'elle trempe sa culotte, si tant est que cette chienne en porte une, et quand elle rentre à l'hôpital, je suis sûr qu'elle raconte les détails à ses copines – des salopes, elles aussi – et peut-être même qu'elles…

– Monsieur Tach, je vous en prie!

– Ça, mon cher, ça vous apprendra à m'enregistrer. Si vous preniez des notes comme un journaliste honnête, vous pourriez censurer les horreurs séniles que je vous raconte. En revanche, avec votre machine, pas moyen de faire le tri entre mes perles et mes cochonneries.

– Et après le départ de l'infirmière?

– Après, déjà? Vous allez vite en besogne. Après, il est passé 18 heures. La salope m'a mis en pyjama, comme les bébés qu'on lave et qu'on emballe dans une barboteuse avant de leur donner leur dernier biberon. A cette heure-là, je me sens tellement infantile que je joue.

– Vous jouez? A quoi?

– A n'importe quoi. Je fais des parcours avec ma chaise roulante, j'organise un slalom, je joue aux fléchettes – regardez le mur, derrière vous, vous verrez les dégâts – ou alors, suprême délice, je déchire les mauvaises pages des classiques.

– Comment?

– Oui, j'expurge. La Princesse de Clèves, par exemple: voilà un roman excellent mais beaucoup trop long. Je suppose que vous ne l'avez pas lu, alors je vous recommande la version raccourcie par mes soins: un chef-d'œuvre, une quintessence.

– Monsieur Tach, que diriez-vous si, dans trois siècles, on arrachait à vos romans des pages jugées superflues?

– Je vous mets au défi de trouver une page superflue dans mes livres.

– Madame de La Fayette vous eût dit la même chose.

– Vous n'allez pas me comparer à cette midinette?

– Mais enfin, monsieur Tach…

– Voulez-vous connaître mon rêve secret? Un autodafé. Un bel autodafé de mon œuvre entière! Ça vous la coupe, hein?

– Bien. Et après ces divertissements?

– Vous êtes obsédé par la nourriture, ma parole! Dès que je vous parle d'autre chose, vous me ramenez à la bouffe.

– Cela ne m'obsède pas du tout, mais nous avions commencé sur ce sujet, alors, il faut aller jusqu'au bout.

– Ça ne vous obsède pas? Vous me décevez, jeune homme. Parlons donc bouffe, puisque ça ne vous obsède pas. Quand j'ai bien expurgé, bien lancé mes fléchettes, bien slalomé, bien joué, quand ces activités éducatives m'ont fait oublier l'horreur du bain, j'allume la télévision, comme les petits enfants qui regardent leurs émissions débiles avant leur panade ou leurs nouilles alphabétiques. A cette heure-là, c'est très intéressant. Il y a des publicités à n'en plus finir, surtout des publicités alimentaires. Je zappe de manière à me constituer la séquence publicitaire la plus longue du monde: avec les seize chaînes européennes, il est tout à fait possible, en zappant intelligemment d'avoir une demi-heure de réclames sans interruption. C'est un merveilleux opéra multilingue: le shampooing hollandais, les biscuits italiens, la lessive biologique allemande, le beurre français, etc. Je me régale. Quand les programmes deviennent stupides, j'éteins. Mis en appétit par la centaine de publicités que j'ai vues, j'entreprends de me nourrir. Vous êtes content, hein? Vous auriez dû voir votre tête, quand je faisais semblant de m'égarer à nouveau. Rassurez-vous, vous l'aurez, votre scoop. Mais le soir, je mange assez léger. Je me contente de choses froides, telles que des rillettes, du gras figé, du lard cru, l'huile d'une boîte de sardines – les sardines, je n'aime pas tellement, mais elles parfument l'huile: je jette les sardines, je garde le jus, je le bois nature. Juste ciel, qu'avez-vous?

– Rien. Continuez, je vous prie.

– Vous avez mauvaise mine, je vous assure. Avec ça, je bois un bouillon très gras que je prépare à l'avance: je fais bouillir pendant des heures des couennes, des pieds de porc, des croupions de poulet, des os à moelle avec une carotte. J'ajoute une louche de saindoux, j'enlève la carotte et je laisse refroidir durant vingt-quatre heures. En effet, j'aime boire ce bouillon quand il est froid, quand la graisse s'est durcie et forme un couvercle qui rend les lèvres luisantes. Mais ne vous en faites pas, je ne gaspille rien, n'allez pas croire que je jette les délicates viandes. Après cette longue ébullition, elles ont gagné en onctuosité ce qu'elles ont perdu en suc: c'est un régal que ces croupions de poulet dont le gras jaune a acquis une consistance spongieuse… Qu'avez-vous donc?

– Je… je ne sais pas. De la claustrophobie, peut-être. Ne pourrait-on pas ouvrir une fenêtre?

– Ouvrir une fenêtre, un 15 janvier? Vous n'y pensez pas. Cet oxygène vous tuerait. Non, je sais ce qu'il faut dans votre cas.

– Permettez que je sorte un instant.

– Pas question, restez au chaud. Je vais vous préparer un alexandra à ma façon, avec du beurre fondu.

A ces mots, le teint livide du journaliste vira au vert: il décampa en courant, plié en deux, la main sur la bouche.

Tach roula pleins gaz jusqu'à la fenêtre qui donnait sur la rue et eut la satisfaction intense de contempler le malheureux vomir à genoux, terrassé.

L'obèse murmura dans ses quatre mentons, en jubilant:

– Quand on est une petite nature, on ne vient pas se mesurer à Prétextat Tach.

Occulté derrière le rideau de voile, il pouvait se livrer au délice de voir sans être vu, et il vit deux hommes jaillir du café d'en face et se précipiter vers leur collègue qui, les entrailles vidées, gisait à même le trottoir à côté de son magnétophone qu'il n'avait pas éteint: il avait donc enregistré le bruit du vomissement.

Étendu sur une banquette du bistrot, le journaliste se remettait tant bien que mal. Il répétait parfois, l'œil torve:

– Ne plus manger… Ne plus jamais manger…

On lui fit boire un peu d'eau tiède qu'il examina avec suspicion. Les confrères voulurent écouter la bande; il s'interposa:

– Pas en ma présence, je vous en supplie.

On téléphona à l'épouse de la victime qui vint le chercher en voiture; quand il eut déserté, on put enfin mettre le magnétophone en marche. Les propos de l'écrivain suscitèrent dégoût, rire et enthousiasme:

– Ce type est une mine d'or. Voilà ce que j'appelle une nature.

– Il est merveilleusement abject.

– En voilà au moins un qui échappe à la soft idéologie.

– Et à l'idéologie light!

– Il a une manière de désarçonner l'adversaire!

– Il est très fort. Je n'en dirais pas autant de notre ami. Il est vraiment tombé dans tous les pièges.

– Je ne voudrais pas médire d'un absent, mais quel besoin d'aller lui poser ces questions alimentaires! Je comprends que le gros ne se soit pas laissé faire. Quand on a la chance d'interroger un tel génie, on ne lui parle pas de bouffe.

En leur for intérieur, les journalistes étaient enchantés de ne pas avoir dû passer en premier ou en deuxième lieu. Dans le secret de leur bonne foi, ils savaient que, s'ils avaient été à la place des deux malheureux, ils eussent abordé les mêmes sujets, certes stupides, mais obligés, et ils étaient ravis de ne plus avoir à se charger de ce sale boulot: on leur laissait le beau rôle et ils en profiteraient, ce qui ne les empêchait pas de s'amuser un peu aux dépens des victimes.

Ainsi, en cette journée terrible où le monde entier tremblait à l'idée de la guerre imminente, un vieillard adipeux, paralytique et désarmé avait réussi à détourner du Golfe l'attention d'une poignée de prêtres médiatiques. Il y en eut même un qui, en cette nuit de toutes les insomnies, se coucha à jeun et dormit du sommeil lourd et épuisant des hépatiques, sans la moindre pensée pour ceux qui allaient mourir.