– Il y a mauvais goût et mauvais goût: il y a le mauvais goût sain et régénérant qui consiste à créer des horreurs à des fins salubres, purgatives, gaies et mâles comme un vomissement bien géré; et puis il y a l'autre mauvais goût, apostolique, qui, offusqué par ce joli dégueulis, a besoin d'une combinaison étanche pour s'y frayer un passage. Ce scaphandrier, c'est la métaphore, qui permet au métaphorien soulagé de s'exclamer: «J'ai traversé Tach de part en part et je ne me suis pas sali!»
– Mais, cela aussi, c'est une métaphore.
– Forcément: j'essaie de défoncer la métaphore avec ses propres armes. Si j'avais voulu jouer au messie, si j'avais dû galvaniser des foules, j'aurais crié: «Conscrits, ralliez-vous à mon office rédempteur; métaphorisons les métaphores, amalgamons les métaphores, montons-les en neige, faisons-en un soufflé et que ce soufflé gonfle, qu'il gonfle à merveille, qu'il culmine – et qu'enfin il explose, conscrits, qu'il retombe et s'affaisse et déçoive les convives, pour notre plus grande joie!»
– Un écrivain qui hait les métaphores, c'est aussi absurde qu'un banquier qui haïrait l'argent.
– Je suis sûr que les grands banquiers haïssent l'argent. Rien d'absurde là-dedans, au contraire.
– Et les mots, pourtant, vous les aimez?
– Ah, j'adore les mots, mais ça n'a rien à voir. Les mots, ce sont les belles matières, les ingrédients sacrés.
– Alors la métaphore, c'est la cuisine – et vous aimez la cuisine.
– Non, monsieur, la métaphore n'est pas la cuisine – la cuisine, c'est la syntaxe. La métaphore, c'est la mauvaise foi; c'est mordre dans une tomate et affirmer que cette tomate a le goût du miel, ensuite manger du miel et affirmer que ce miel a le goût du gingembre, puis croquer du gingembre et affirmer que ce gingembre a le goût de la salsepareille, après quoi…
– Oui, j'ai compris, inutile de continuer.
– Non, vous n'avez pas compris: pour vous faire comprendre ce qu'est réellement une métaphore, je devrais continuer ce petit jeu pendant des heures, parce que les métaphoriens, eux, n'arrêtent jamais, ils continuent aussi longtemps qu'un bienfaiteur ne leur a pas cassé la gueule.
– Le bienfaiteur, c'est vous, j'imagine?
– Non. J'ai toujours été un peu trop mou et gentil.
– Gentil, vous?
– Effroyablement. Je ne connais personne d'aussi gentil que moi. Cette gentillesse est effroyable car ce n'est jamais par gentillesse que je suis gentil, c'est par lassitude et surtout par peur de l'exaspération. Je suis prompt à m'exaspérer et je vis très mal ces exaspérations, alors je les évite comme la peste.
– Vous méprisez la gentillesse?
– Vous ne comprenez rien à ce que je raconte. J'admire la gentillesse qui a pour origine la gentillesse ou l'amour. Mais connaissez-vous beaucoup de gens qui la pratiquent, cette gentillesse-là? Dans l'immense majorité des cas, quand les humains sont gentils, c'est pour qu'on leur fiche la paix.
– Admettons. Ceci ne me dit toujours pas pourquoi le vendeur de cire faisait des moulages de crucifiés.
– Pourquoi pas? Il n'y a pas de sot métier. Vous êtes bien journaliste, vous. Est-ce que je vous demande pourquoi?
– Vous le pouvez. Je suis journaliste parce qu'il y a une demande, parce que des gens s'intéressent à mes articles, parce qu'on me les achète, parce que cela me permet de communiquer une information.
– A votre place, je ne m'en vanterais pas.
– Enfin, monsieur Tach, il faut bien vivre!
– Vous trouvez?
– C'est ce que vous faites, non?
– Ça reste à prouver.
– C'est ce que fait votre vendeur de cire, en tout cas.
– Vous y tenez, à ce brave vendeur de cire. Pourquoi fait-il des moulages de crucifiés? Pour des raisons que je suppose inverses aux vôtres: parce qu'il n'y a pas de demande, parce que ça n'intéresse pas les gens, parce qu'on ne les lui achète pas, parce que ça lui permet de ne communiquer aucune information.
– Une expression de l'absurde, alors?
– Pas plus absurde que ce que vous faites, si vous voulez mon avis – mais le voulez-vous?
– Bien sûr, je suis journaliste.
– Précisément.
– Pourquoi cette agressivité envers les journalistes?
– Pas envers les journalistes, envers vous.
– Qu'ai-je fait pour mériter cela?
– C'est le comble. Vous n'avez pas cessé de m'injurier, de me traiter de métaphorien, de me taxer de mauvais goût, de dire que je n'étais pas «si» laid, d'importuner le vendeur de cire et, pire que tout, de prétendre me comprendre.
– Mais… qu'aurais-je dû dire d'autre?
– Ça, c'est votre métier, pas le mien. Quand on est bête comme vous, on ne vient pas harceler Prétextat Tach.
– Vous m'y aviez autorisé.
– Certainement pas. C'est encore cette andouille de Gravelin, qui n'a aucun sens du discernement.
– Au début, vous disiez que c'était un excellent homme.
– Ça n'exclut pas la bêtise.
– Allons, monsieur Tach, ne vous faites pas plus désagréable que vous ne l'êtes.
– Grossier personnage! Sortez immédiatement!
– Mais… l'interview commence à peine.
– Elle n'a que trop duré, malappris! Disparaissez! dites à vos confrères qu'on doit le respect à Prétextat Tach!
Le journaliste déguerpit, la queue entre les jambes.
Ses collègues prenaient un verre au café d'en face et ne s'attendaient pas à le voir sortir si tôt; ils lui firent signe. Le malheureux, verdâtre, vint s'écrouler parmi eux.
Après avoir commandé un triple porto flip, il trouva la force de leur raconter sa mésaventure. A cause de la peur il exhalait une odeur épouvantable, qui avait dû être celle de Jonas émergeant de son séjour cétacé. Ses interlocuteurs en étaient incommodés. Eut-il conscience de ce remugle? Lui-même évoqua Jonas:
– Le ventre de la baleine! Je vous assure, tout y était! L'obscurité, la laideur, la peur, la claustrophobie…
– La puanteur? risqua un confrère.
– C'est la seule chose qui manquait. Mais lui! Lui! Un vrai viscère, ce type! Lisse comme un foie, gonflé comme son estomac doit l'être! Perfide comme une rate, amer comme une vésicule biliaire! Par son simple regard, je sentais qu'il me digérait, qu'il me dissolvait dans les sucs de son métabolisme totalitaire!
– Allons, tu en rajoutes!
– Au contraire, je ne trouverai jamais d'expression assez forte. Si vous aviez vu sa colère finale! Je n'ai jamais vu colère si effrayante: à la fois subite et parfaitement maîtrisée. De la part de ce gros tas, je me serais attendu à des rougeurs, des boursouflures, des difficultés à respirer, des transpirations haineuses. Pas du tout, la fulgurance de cette rage n'avait d'égale que sa frigidité. La voix avec laquelle il m'a ordonné de sortir! Dans mes fantasmes, c'est ainsi que parlaient les empereurs chinois quand ils commandaient une décollation immédiate.
– En tout cas, il t'a donné l'occasion de jouer les héros.
– Vous croyez ça? Je ne me suis jamais senti si lamentable.
Il avala le porto flip et éclata en sanglots.
– Allons, ce n'est pas la première fois qu'on traite un journaliste d'andouille!
– Oh, on m'a déjà sorti bien pire. Mais là – la manière dont il le disait, ce visage lisse et glacial de mépris -, c'était très convaincant!
– Tu permets qu'on écoute l'enregistrement?
Dans un silence religieux, le magnétophone déroula sa vérité, forcément partielle puisque amputée du faciès placide, de l'obscurité, des grosses mains inexpressives, de l'immobilité générale, de tous ces éléments qui avaient contribué à faire puer de peur le pauvre homme. Quand ils eurent fini d'écouter, les collègues, chiens comme des humains, ne manquèrent pas de donner raison au romancier, de l'admirer, et chacun y alla de son petit commentaire, sermonnant la victime:
– Ça, mon vieux, tu l'as cherché! Tu lui as parlé littérature comme un manuel scolaire. Je comprends sa réaction.
– Pourquoi as-tu voulu l'identifier à l'un de ses personnages? C'est tellement primaire.
– Et ces questions biographiques, ça n'intéresse plus personne. Tu n'as pas lu Proust, Contre Sainte-Beuve?
– La gaffe, aller lui dire que tu as l'habitude d'interviewer des écrivains!
– L'indélicatesse, lui sortir qu'il n'est pas si laid! Un peu de savoir-vivre, mon pauvre vieux!
– Et puis la métaphore! Là, il t'a bien eu. Je ne veux pas te faire de peine, mais tu l'as mérité.
– Franchement, parler de l'absurde à un génie tel que Tach! Quelle tarte à la crème!
– En tout cas, une chose ressort clairement de ton interview ratée: ce type est formidable! Quelle intelligence!
– Quelle éloquence!
– Quelle finesse chez cet obèse!
– Quelle concision dans la méchanceté!
– Vous reconnaissez au moins qu'il est méchant? s'écria le malheureux, s'agrippant à cela comme à une dernière planche de salut.
– Pas assez, si tu veux mon avis.
– Je l'ai même trouvé bonhomme avec toi.
– Et drôle. Quand tu as été – excuse-moi – assez niais pour lui dire que tu le comprenais, il aurait pu, en toute légitimité, te sortir une injure bien sonnée. Lui s'est contenté de répliquer avec un humour et un second degré que tu semblés n'avoir même pas été capable de déceler.
– Margaritas ante porcos.
C'était la curée. La victime commanda à nouveau un triple porto flip.
Prétextat Tach, lui, préférait les alexandra. Il buvait peu mais quand il voulait s'imbiber un rien, c'était toujours à l'alexandra. Il tenait à se les préparer lui-même, car il ne faisait pas confiance aux proportions des autres. Cet obèse intransigeant avait coutume de répéter, jouissant de hargne, un adage de son cru: «On mesure la mauvaise foi d'un individu à sa manière de doser un alexandra.»
Si l'on appliquait cet axiome à Tach lui-même, on était acculé à conclure qu'il était l'incarnation de la bonne foi. Une seule gorgée de son alexandra eût suffi à mettre knock-out le lauréat d'un concours d'absorption de jaunes d'œufs crus ou de lait concentré sucré. Le romancier en digérait des hanaps sans l'ombre d'une indisposition. A Gravelin qui s'en émerveillait, il avait dit: «Je suis le Mithridate de l'alexandra.
– Mais peut-on encore parler d'alexandra? avait répliqué Ernest.
– C'est la quintessence de l'alexandra, dont la pègre ne connaîtra jamais que d'indignes dilutions.»