– Pas question: c'est vous qui allez me l'expliquer. Pour rien au monde je ne renoncerais à un pareil divertissement.

– Ce n'est pas à moi de vous expliquer votre œuvre. En revanche, je puis vous faire part de quelques constatations.

– Faites, je vous prie.

– Je vous les livre pêle-mêle. Vous avez écrit des livres sans femme: Apologétique de la dyspepsie, bien sûr…

– Pourquoi «bien sûr»?

– Parce que c'est un livre sans personnage, voyons.

– C'est donc vrai que vous m'avez lu, au moins partiellement.

– Il n'y a pas de femme non plus dans Le Dissolvant, Perles pour un massacre, Bouddha dans un verre d'eau, Attentat à la laideur, Sinistre total, La mort et j'en passe, ni même – ceci est plus étonnant – dans Le Poker, la Femme , les Autres.

– Quelle exquise subtilité de ma part.

– Ça nous fait donc huit romans sans femme. Vingt-deux moins huit égalent quatorze. Il nous reste quatorze romans qui se partagent les quarante-six personnages féminins.

– C'est beau, la science.

– La répartition n'est bien sûr pas homogène, parmi les quatorze livres restants.

– Pourquoi «bien sûr»? J'ai horreur de tous ces «bien sûr» dont vous vous croyez obligée d'user pour parler de mes bouquins, comme si mon œuvre était chose si prévisible aux ressorts si transparents.

– C'est précisément parce que votre œuvre est imprévisible que j'ai employé ce «bien sûr».

– Pas de sophisme, je vous prie.

– Le record absolu de personnages féminins est détenu par Viols gratuits entre deux guerres dans lequel figurent vingt-trois femmes.

– Ça s'explique.

– Quarante-six moins vingt-trois égalent vingt-trois. Il nous reste treize romans et vingt-trois femmes.

– Statistique admirable.

– Vous avez écrit quatre romans monogynes, si je puis me permettre un néologisme aussi incongru.

– Mais pouvez-vous vous le permettre?

– Ce sont Prière avec effraction, Le Sauna et autres Luxures, La Prose de l'épilation et Crever sans adverbe.

– Que nous reste-t-il comme effectif?

– Neuf romans et dix-neuf femmes.

– Répartition?

– Les Sales Gens: trois femmes. Tous les autres livres sont dygynes: La Crucifixion sans peine, Le Désordre de la jarretière, Urbi et Orbi, Les Esclaves oasiennes, Membranes, Trois boudoirs, La Grâce concomitante – il en manque un.

– Non, vous les avez tous dits.

– Vous croyez?

– Oui, vous avez bien étudié votre leçon.

– Je suis convaincue qu'il en manque un. Je devrais recompter depuis le début.

– Ah non, vous n'allez pas recommencer!

– Il le faudra bien, sinon mes statistiques s'écroulent.

– Je vous donne mon absolution.

– Tant pis, je recommence. Avez-vous une feuille de papier et un crayon?

– Non.

– Allons, monsieur Tach, aidez-moi, nous gagnerons du temps.

– Je vous ai dit de ne pas recommencer. Vous êtes assommante avec vos énumérations!

– Alors, évitez-moi.de recommencer, et dites-moi le titre manquant.

– Mais je n'en ai aucune idée. J'avais déjà oublié la moitié des titres que vous avez recensés.

– Vous oubliez vos œuvres?

– Naturellement. Vous verrez, quand vous aurez quatre-vingt-trois ans.

– Quand même, il y a certains de vos romans que vous n'avez pas pu oublier.

– Sans doute, mais lesquels, au juste?

– Ce n'est pas à moi de vous les dire.

– Quel dommage. Votre jugement m'amuse tellement.

– J'en suis ravie. A présent, un peu de silence, s'il vous plaît. Je reprends: Apologétique de la dyspepsie, cela nous fait un, Le Dissolvant…

– Vous vous foutez de ma gueule ou quoi?

– … cela nous fait deux. Perles pour un massacre, trois.

– Auriez-vous des boules Quiès?

– Auriez-vous le titre manquant?

– Non.

– Tant pis. Bouddha dans un verre d'eau, quatre. Attentat à la laideur, cinq.

– 165. 28. 3 925. 424.

– Vous ne parviendrez pas à me perturber. Sinistre total, six. La mort et j'en passe, sept.

– Voulez-vous un caramel?

– Non. Le Poker, la Femme, les Autres, huit. Viols gratuits entre deux guerres, neuf.

– Voulez-vous un alexandra?

– Taisez-vous. Prière avec effraction, dix.

– Vous surveillez votre ligne, hein? J'en étais sûr. Vous ne vous trouvez pas assez maigre comme ça?

– Le Sauna et autres Luxures, onze.

– Je m'attendais à une réponse de ce genre.

– La Prose de Vépilation, douze.

– Dites donc, c'est dingue, vous me les récitez exactement dans le même ordre que la première fois.

– Vous voyez bien que vous avez une excellente mémoire. Crever sans adverbe, treize.

– Il ne faut rien exagérer. Mais pourquoi ne pas les énumérer dans leur ordre chronologique?

– Vous vous souvenez même de leur ordre chronologique? Les Sales Gens, quatorze. La Crucifixion sans peine, quinze.

– Soyez gentille, arrêtez.

– A une seule condition: donnez-moi le titre manquant. Vous avez bien trop bonne mémoire pour l'avoir oublié.

– C'est pourtant vrai. L'amnésie a de ces incohérences.

– Le Désordre de la jarretière, seize.

– Vous allez continuer longtemps comme ça?

– Le temps qu'il faudra pour tonifier votre mémoire.

– Ma mémoire? Vous avez bien dit «ma» mémoire?

– De fait.

– Dois-je comprendre que vous, vous n'avez pas oublié le roman en question?

– Comment aurais-je pu l'oublier?

– Mais pourquoi ne le dites-vous pas vous-même, alors?

– Je veux l'entendre de votre bouche.

– Puisque je vous répète que je ne m'en souviens pas.

– Je ne vous crois pas. Vous auriez pu oublier tous les autres, mais pas celui-là.

– Qu'a-t-il donc de si extraordinaire?

– Vous le savez bien.

– Non. Je suis un génie qui s'ignore.

– Laissez-moi rire.

– Enfin, si ce roman était si fabuleux, on m'en aurait déjà parlé. Or, on ne m'a jamais parlé de celui-là. Quand il est question de mon œuvre, on cite toujours les quatre mêmes bouquins.

– Vous savez très bien que ça ne veut rien dire.

– Oh, je vois. Mademoiselle est une snob de salon. Vous êtes du style à vous exclamer: «Cher ami, connaissez-vous Proust? Mais non, pas La Recherche , ne soyez pas vulgaire. Je vous parle de son article paru en 1904 dans Le Figaro… »

– Admettons, je suis snob. Le titre manquant, s'il vous plaît.

– Hélas, il ne me plaît pas.

– Voilà qui confirme mes présomptions.

– Vos présomptions? Voyez-vous ça.

– Bien. Puisque vous refusez de coopérer, il va falloir que je recommence mon énumération – je ne me souviens plus où j'en étais.

– Vous n'avez aucun besoin de répéter votre litanie, vous connaissez ce titre manquant.

– Hélas, je crains de l'avoir oublié à nouveau. Apo logétique de la dyspepsie, un.

– Encore un mot, et je vous étrangle, tout impotent que je suis.

– Étrangler? Le choix de ce verbe me paraît révélateur.

– Vous préféreriez que je vous fasse le coup du lapin?

– Cette fois, cher monsieur, vous ne parviendrez pas à éviter le sujet. Parlez-moi donc de la strangulation.

– Quoi, j'ai écrit un bouquin qui s'appelait comme ça?

– Pas exactement.

– Écoutez, vous devenez horripilante avec vos devinettes. Dites-moi ce titre et qu'on en finisse.

– Je ne suis pas pressée d'en finir. Je m'amuse beaucoup.

– Vous êtes bien la seule.

– La situation est d'autant plus plaisante. Mais ne nous égarons pas. Parlez-moi de la strangulation, cher monsieur.

– Je n'ai rien à dire à ce sujet.

– Ah non? Pourquoi m'en menaciez-vous, alors?

– Je disais ça comme ça, enfin, comme j'aurais dit; «Allez vous faire cuire un œuf!»

– Oui. Et pourtant, comme par hasard, vous avez préféré me menacer de strangulation. Étrange.

– Où voulez-vous en venir? Vous êtes peut-être une maniaque des lapsus freudiens? Il ne manquait plus que ça.

– Je ne croyais pas aux lapsus freudiens. Depuis une minute, je commence à y croire.

– Je ne croyais pas à l'efficacité de la torture verbale. Depuis plusieurs minutes, je commence à y croire.

– Vous me flattez. Mais jouons cartes sur table, voulez-vous? J'ai tout mon temps, et aussi longtemps que vous n'aurez pas exhumé le titre manquant de votre mémoire, aussi longtemps que vous n'aurez pas parlé de la strangulation, je ne vous lâcherai pas.

– Vous n'avez pas honte de vous en prendre à un vieillard impotent, obèse, démuni et malade?

– Je ne sais pas ce que c'est que la honte.

– Encore une vertu que vos professeurs oublient de vous inculquer.

– Monsieur Tach, vous non plus vous ne savez pas ce que c'est que la honte.

– Normal. Je n'ai aucune raison d'avoir honte.

– N'aviez-vous pas dit que vos livres étaient nocifs?

– Précisément: j'aurais honte de ne pas avoir nui à l'humanité.

– En l'occurrence, ce n'est pas l'humanité qui m'intéresse.

– Vous avez raison, l'humanité n'est pas intéressante.

– Les individus sont intéressants, n'est-ce pas?

– En effet, ils sont si rares.

– Parlez-moi d'un individu que vous avez connu.

– Eh bien, Céline, par exemple.

– Ah non, pas Céline.

– Comment? Il n'est pas assez intéressant pour mademoiselle?

– Parlez-moi d'un individu que vous avez connu en chair et en os, avec lequel vous avez vécu, parlé, etc.

– L'infirmière?

– Non, pas l'infirmière. Allons, vous savez où je veux en venir. Vous le savez très bien.

– Je n'en ai aucune idée, emmerdeuse.

– Je vais vous raconter une petite histoire, qui aidera peut-être votre cerveau sénile à retrouver ses souvenirs.

– C'est ça. Puisque je vais être dispensé de parler pendant quelque temps, je demande la permission de prendre des caramels. J'en ai bien besoin, avec les tourments que vous me faites endurer.

– Permission accordée.

Le romancier mit en bouche un gros caramel carré.

– Mon histoire commence par une découverte étonnante. Les journalistes sont des êtres dénués de scrupules, vous le savez. J'ai donc fouillé votre passé sans vous consulter puisque vous me l'auriez interdit. Je vous vois sourire et je sais ce que vous pensez: que vous n'avez laissé aucune trace de vous, que vous êtes le dernier représentant de votre famille, que vous n'avez jamais eu d'ami, bref, que rien ne pourrait me renseigner sur votre passé. Erreur, cher monsieur. Il faut se méfier des témoins sournois. Il faut se méfier des lieux où l'on a vécu. Ils parlent. Je vous vois rire à nouveau. Oui, le château de votre enfance a brûlé il y a soixante-cinq ans. Étrange incendie, d'ailleurs, jamais expliqué.