Le procureur parlait avec de grands gestes. Il attendit la réponse de Juve.

Juve, cependant, examinait toujours le cadavre.

— Enfin, demandait-il, quelle est votre conclusion ?

— Ma conclusion ? demanda le procureur interloqué. Que voulez-vous dire ? Je n’ai pas de conclusion, le suicide est patent, manifeste, indiscutable.

Brusquement, M. de Larquenais s’interrompit.

Il lui avait semblé que Juve, imperceptiblement, haussait les épaules. Le policier s’était tourné vers M. Varlesque :

— C’est bien votre avis ? demandait-il.

M. Varlesque lui répondit tout de suite :

— Assurément, je pense comme vous, monsieur le procureur.

Mais Juve se taisait toujours.

M. Varlesque, alors, répéta la question de son supérieur :

— Vous pensez bien comme nous, monsieur Juve, vous êtes bien d’avis qu’il y a eu suicide ?

À cet instant, le policier sourit presque :

— Moi, répondait-il, pas du tout, je suis d’un avis diamétralement opposé.

Et, comme les magistrats le considéraient effarés, Juve ajoutait :

— Cette mort n’est pas due à un suicide, mais à un crime. Voilà la vérité !

Juve, en parlant, avait traversé la chambre.

Il alla crier à l’un des gendarmes, arrivés naturellement après tout le monde, mais qui stationnaient maintenant au pied de l’escalier :

— Ramenez-moi vite un médecin !

L’ordre donné, Juve revint auprès du cadavre.

— Monsieur le procureur, et vous monsieur le juge d’instruction, vous avez vu cela ?

Le doigt tendu, Juve désignait le cadavre, montrait que sa poche de pantalon était un peu retournée, que la doublure apparaissait.

— Vous avez vu cela ? répétait-il.

— Non, avouèrent les magistrats.

Juve haussa les épaules, sortit de la pièce.

— Suivez-moi !

Juve descendit alors dans le cabinet de travail du notaire.

À peine y eurent-ils pénétré que les deux magistrats qui l’accompagnaient s’exclamèrent :

— Ah mon Dieu, mais c’est abominable ! Nous n’avions pas vu cela !

Des dossiers avaient été fouillés, bouleversés, ils traînaient sur le sol ; le coffre-fort, enfin, était ouvert, les clés du notaire étaient sur la serrure.

Le policier, à cet instant, ne pensait qu’à une chose :

« M e Gauvin détenait le billet 6 666, donc il a dû toucher les deux cent mille francs gagnés par ce billet. De là à conclure que l’assassin a volé ces deux cent mille francs, il n’y a qu’un pas. Matériellement, en effet, depuis le tirage de la loterie, on n’a pas eu le temps de prouver de façon absolue que ces deux cent mille francs devaient être rendus à la Chambre des notaires, puisque la loterie a été truquée. Donc, l’assassin a agi avec rapidité, et cet assassin… Oh il n’y a aucun doute à avoir à ce sujet, c’est le faux Baraban. C’est Fantômas. »

Juve, cependant, ne laissait rien voir de ses secrètes pensées. Il se leva avec effort et, s’adressant au procureur et au juge d’instruction, il décida :

— Retournons auprès du mort.

— Oui, reprenait M. de Larquenais, remontons près du suicidé.

Mais, à ce mot, Juve adressait au magistrat un regard railleur :

— Décidément, faisait-il, vous vous obstinez à croire à un suicide. Je vous dis que c’est un crime.

M. Varlesque, à ce moment, hocha la tête approbativement, il pensait maintenant comme Juve.

M. de Larquenais cependant avait retrouvé un peu de sang-froid.

L’attitude du policier le vexait. Il trouvait que Juve ne tenait pas assez compte de ce qu’on lui exposait.

— Monsieur, déclara le procureur un peu sèchement, je m’obstine à croire au suicide parce que je ne vois aucune preuve qu’il y ait eu crime.

Le procureur parlait maintenant d’un ton sec, cassant. Espérait-il impressionner Juve ? Juve ne fut aucunement troublé :

— Des preuves, dit-il, je vais vous en donner. J’imagine d’ailleurs que le désordre du cabinet de travail est significatif. Mais il y a mieux. Vous allez voir.

En montant l’escalier, Juve venait d’apercevoir devant lui le gendarme qu’il avait envoyé, quelques instants avant, quérir un docteur.

— Eh bien ? interrogeait Juve.

— Le médecin est là, monsieur.

— Où ?

— Dans la chambre du mort.

— Très bien.

Suivi des deux magistrats, Juve retourna dans la chambre tragique.

— Bonjour, docteur, disait le policier. Je vais vous demander un renseignement de la plus haute importance.

Le praticien s’était déjà empressé. Il avait rapidement coupé la corde. Le corps du notaire s’était affalé sur le sol. À genoux près de celui-ci, il avait la tête sur sa poitrine.

— Tout est fini, déclara-t-il.

— Assurément, répliqua Juve, c’est la première des choses dont je me suis assuré en entrant, je ne vous aurais pas attendu sans cela pour couper la corde.

Il y avait quelque ironie dans les paroles de Juve. Le médecin redressa la tête :

— Pardon, dit-il, mais à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Au policier Juve.

— Ah très bien, ah pardon !

Le nom célèbre produisait encore une fois son effet. L’attitude du docteur changea. Il salua vaguement, de la tête, le procureur de la République et le juge d’instruction qu’il connaissait de vue, puis se retournant vers Juve :

— Monsieur, je suis à votre disposition. Pourquoi m’avez-vous fait mander ?

— Pour vous demander, docteur, si vous pouvez découvrir exactement les causes de la mort ? J’ai fait une remarque tout à l’heure, en examinant le cadavre, qui m’a vivement intéressé. Je serais heureux de vous l’entendre confirmer.

— Quelle est cette remarque ? demanda le docteur.

— Je préfère ne point vous en avertir et vous la laisser faire à votre tour.

— Soit.

Sans dégoût et sans horreur, avec l’indifférence parfaite qu’ont les gens accoutumés à vivre avec la mort, le médecin avait soulevé le corps de M e Gauvin.

Il se penchait sur la face violacée, il examinait soigneusement les chairs du cou meurtries, puis, ayant palpé la gorge, soigneusement, longuement, il demanda :

— Je crois que je devine votre remarque… Vous avez noté, sans doute, d’après la position de la tête – tout à l’heure elle était renversée sur le dos – que la mort était venue non point par asphyxie, par strangulation, mais au contraire par dislocation des vertèbres.

Juve, à ces mots, se mordait les lèvres :

— Oui, c’est cela, fit-il.

Et il jeta un regard triomphant aux deux magistrats qui, d’ailleurs, ne semblaient pas comprendre. Le médecin lui, à cet instant, réfléchissait :

— Il n’y a pas de doute, répéta-t-il, les vertèbres sont brisées, ce pendu a forcément dû sauter de très haut pour se pendre.

— Non, répliqua Juve, il est tombé de cette chaise basse.

Mais à ces paroles, le médecin protesta :

— C’est impossible, dit-il. Si le pendu était monté sur cette chaise basse et l’avait simplement renversée, il serait mort étouffé, étranglé, asphyxié. Or, les vertèbres, comme vous l’avez remarqué, monsieur, par la position de la tête, sont absolument disloquées. Le mort est tombé de haut.

Juve lentement répondit :

— Il y a une autre explication, docteur, dit-il, et je pense que votre science ne la démentira point. Le mort ne s’est pas pendu. Il a été pendu. Quelqu’un, de force, l’a attaché à cette corde, quelqu’un qui a imaginé la mise en scène de la chaise renversée. Quelqu’un qui avait intérêt à voler des papiers ici.

— Mais cela n’explique pas, interrompit le docteur, la dislocation des vertèbres.

— Monsieur, répliquait Juve, voici ce qui s’est passé. On a pendu ce malheureux. Quand il a été pendu, comme il ne mourait pas assez vite, on l’a saisi par les pieds, on s’est accroché à lui, on a pesé sur son cadavre de tout son poids. C’est l’effort de l’assassin qui a rompu les vertèbres. La dislocation de ces vertèbres, ce n’est pas seulement la cause de la mort, c’est encore et c’est surtout la preuve irréfutable de l’assassinat.