— Oui, fit Juve intervenant à son tour, je comprends maintenant pourquoi Fantômas a fait gagner le numéro 6 666 et pourquoi il a assassiné ensuite le notaire Gauvin.

Atterré, Fernand Ricard bredouilla :

— Est-il donc si épouvantable ?

Fandor, de son côté, s’exclamait :

— Qu’est-ce que vous dites, Juve ? Il a assassiné M e Gauvin ?

— Oui. Il est plus cruel encore que vous ne pouvez le croire, acheva-t-il, s’adressant à Fernand Ricard.

Le policier laissait souffler quelques instants le malheureux qu’il interrogeait depuis déjà près d’une heure. Puis, il reprit ses questions :

— Qu’est-il advenu ensuite ?

— Fantômas, déclara Ricard, est venu nous trouver, avant-hier exactement. Il ne pouvait plus tenir le personnage de Baraban, nous a-t-il dit et désormais, il fallait aviser, faire quelque chose de nouveau. Cet homme a une imagination terrifiante, il nous a dicté deux lettres.

— Je les connais, fit Juve, passez.

— Nous supposions ainsi, telle était du moins l’hypothèse de Fantômas, que l’on croirait à mon suicide, que je pourrais continuer à vivre avec Alice sous le nom de Baraban et qu’en fin de compte, on me verserait les deux cent mille francs de la loterie.

— Que Fantômas, interrompit Juve, a volé chez M e Gauvin, après l’avoir pendu.

— Hélas, fit Fernand Ricard, qui ajouta cependant : Mais comment nous avez-vous retrouvés, et qu’allez-vous faire de nous ?

— Comment nous vous avons retrouvés ? déclara Juve, cela nous regarde. Quant à savoir ce que nous allons faire de vous, c’est bien simple : vous conduire en prison.

Un cri s’échappa des lèvres d’Alice Ricard dont les yeux se révulsèrent. Cependant, Fernand Ricard s’était laissé tomber à genoux devant le policier :

— Grâce, grâce, monsieur, suppliait-il, nous sommes coupables sans doute, mais je vous assure que, depuis que nous sommes aux mains de Fantômas, nous sommes si malheureux, si terrifiés, qu’il ne faut pas ajouter ce châtiment à celui que nous subissons.

— Grâce, monsieur, suppliait aussi Alice Ricard, dont la poitrine était soulevée par de violents sanglots.

La scène était pathétique. Juve et Fandor se regardèrent interdits.

Soudain, on entendit frapper à la porte de la chambre voisine, celle retenue par Fandor. Le journaliste se précipita. Il revint un instant après avec un télégramme, dont il déchirait fiévreusement le pointillé.

Mais lorsqu’il eut parcouru la dépêche, Fandor devint blême, il la tendit à Juve. Le télégramme était ainsi conçu :

Fandor,

Itinéraire changé pour motifs graves, rejoignez-moi au Natal.

Il n’y avait pas de signature, toutefois la dépêche était datée de Belgique.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Juve.

Fandor chancelait, se comprimait les tempes.

— Juve, Juve, murmura-t-il, je ne sais pas. Mais j’ai peur, j’ai peur pour elle !

En s’exprimant ainsi, Fandor songeait à la noble et pure Hélène, à la tragique fille de Fantômas, qu’il aimait de toute son âme, et dont il n’avait point de nouvelles depuis une quinzaine de jours.

Alice Ricard et son mari avaient profité de l’inattention momentanée de Juve et de Fandor, pour se rapprocher l’un de l’autre, et tous deux, tendrement serrés l’un contre l’autre, pleuraient doucement. Ils étaient pitoyables et touchants, ces deux pauvres petits escrocs.

On sentait qu’ils étaient tordus désormais comme des arbrisseaux sous la tempête, et que quiconque s’intéresserait à eux, pourrait en faire ce qu’il voudrait.

Juve d’un coup d’œil l’avait compris. D’une voix qu’il voulait rendre dure et sévère, mais que trahissaient cependant, certaines intonations douces, il les interrogea :

— Madame Alice Ricard et vous monsieur Fernand Ricard, dites-moi la vérité : devez-vous jamais revoir Fantômas ?

— Hélas, balbutia Fernand, il nous a dit qu’ils nous retrouverait, et les promesses de Fantômas se réalisent toujours.

— Bien, déclara Juve, qui ajouta :

— Je vais vous laisser en liberté provisoire, mais à une condition : c’est que vous m’appartiendrez corps et âme et que vous serez des alliés toujours à mes ordres pour opérer la découverte et la capture de l’infâme bandit.

Alice et Fernand n’en croyaient pas leurs oreilles ! Ils se jetèrent aux pieds du policier :

— Merci, s’écrièrent-ils, merci ! Nous vous sommes dévoués pour toujours !

Cependant, Juve s’était tourné vers Fandor, il lui étreignait les mains. Et d’une voix qui vibrait d’une énergie soudaine, le grand policier articula :

— L’heure est proche, désormais, je le sens, où nous tiendrons Fantômas !

FIN

[1] - Voir L’Assassin de lady Beltham(Fantômas N° 18).

[2] - La Compagnie nationale de l’Ouest-État fut créée 18 novembre 1908, avec le matériel de l’ancienne Compagnie des chemins de fer de l’Ouest. Elle dura jusqu’à la création de la SNCF en 1938. Le mauvais état du matériel et du réseau et l’incompétence des dirigeants étaient cause de nombreux accidents et dysfonctionnements. Rémy de Gourmont écrivait en 1908 : Il y a quelque chose de pourri sur le réseau de l’Ouest. À chaque instant ce sont des collisions…. On chantait en 1911, sur l’air de Cadet Rousselle, une savoureuse chanson satirique : L’Ouest-État n’a qu’trois wagons / Trois vieux wagons qui puent l’goudron. / Un wagon d’queue qu’a pas d’portière, / Les autr’ qui font mal au derrière : / Tiens ! Assieds-toi là-dessus / Ça te rétam’ra l’cubitus. (…) Bref l’Ouest-État tue sans émoi / Un’ centain’ de personnes par mois. / Et on veut coffrer les apaches / Parc’ qu’ils ont crié « Mort aux vaches ! » / S’il faut user du fouet / C’est l’Ouest-État qu’il faut fouetter !

[3] - Une paille est défaut de liaison dans la fusion des métaux. Cette imperfection pouvait faire soupçonner une fausse pièce de monnaie.

[4] - Allusion au meurtre en 1889 de l’huissier de Justice Toussaint-Auguste Gouffé, dont le cadavre fut transporté dans une malle. L’affaire à rebondissements de la Malle sanglante de Millerypassionna longtemps l’opinion publique, et l’identification du corps par le professeur Lacassagne est considérée comme l’une des premières grandes victoires de la police scientifique, encore balbutiante à l’époque. L’assassin, Michel Eyraud, fut guillotiné le 3 février 1891. Sa complice, Gabrielle Bompart, fut condamnée à 20 ans de bagne, mais fut libérée au bout de huit ans.

[5] - Voir La guêpe rouge(Fantômas N° 19).

[6] - Cette règle avait été édictée par des arrêtés des 7 janvier 1830 et 8 avril 1845. Pour obtenir son inscription au barreau, l’avocat devait justifier qu’il était logé dans ses meubles et dans une maison convenable. On pouvait toutefois faire une exception à la règle si le postulant habitait chez ses père et mère, ou chez un proche parent, tel un oncle, ou même un ami de la famille. Le but de cette prescription était la nécessité d’apporter la garantie d’un domicile et d’une adresse certaine.

[7] - Abréviation du boulevard Saint-Michel, dans le Quartier Latin, quartier des étudiants, agrémenté d’innombrables cafés et fréquenté, de jour comme de nuits, par de turbulents jeunes gens et d’innombrables jolies filles plus ou moins farouches.

[8] - Il s’agit certainement de l’ Abbaye de Thélème, restaurant chic situé au 1, place Pigalle. C’était le rendez-vous nocturne de toutes les poules, cocottes, demi-mondaines, peu farouches avec les jeunes gens à la moustache naissante ou vieux messieurs très décorés. À l’Abbaye de Thélème, on dit la messe d’amour toute la nuit. L’Abbaye ne chaume jamais. (Guide des plaisirs à Paris, 1908).

[9] - Les cartes des inspecteurs de la préfecture de police étaient ovales, affectant la forme d’un œil, symbole de la police.

[10] - Voir La main coupée(Fantômas N° 10)

[11] - Nom donné au Dépôt du parquetoù les prévenus attendaient un interrogatoire ou une comparution. L’endroit n’avait rien de confortable : Des cellules extrêmement étroites, qui ne sont éclairées et n’ont de jour que par les petits carreaux opaques de la porte et d’air que par un seul de ces trente-six carreaux ouvert. À l’intérieur, une fosse d’aisances pestilentielle. Et c’est tout. Laisser des gens toute la journée dans ces boîtes, en proie à l’anxiété d’un interrogatoire ou d’un jugement, c’est une torture répréhensible et inutile. ( Le Palais de Justice de Paris, 1892, préfacé par Alexandre Dumas.)