25 – DE VERNON À BORDEAUX

Juve, après cette enquête, sortit de l’étude du malheureux notaire, et, à pas pressés, remonta les faubourgs de la ville pour arriver devant une maisonnette d’apparence coquette et confortable, la villa des Ricard.

Le policier estimait, à l’heure actuelle, qu’il devenait de toute urgence de voir les mystérieux époux, de les interroger et de savoir quel rôle, au juste, ils avaient joué dans toutes ces aventures tragiques.

— C’est là, se disait-il, que j’obtiendrai assurément de nouveaux renseignements. Il faut que je voie les Ricard, que Fandor d’ailleurs doit pister à l’heure actuelle.

Juve, en effet, en était venu à se demander si réellement Baraban n’était pas mort, car il imaginait que, seulement dans ce cas, Fantômas pouvait oser se substituer à lui.

Une autre hypothèse se formait également dans son esprit. Baraban était-il réellement revenu, et se trouvait-il actuellement à Vernon, alors que Fantômas, dans un but ignoré, était venu dans l’appartement que l’oncle des Ricard occupait rue Richer ?

En un mot, les Ricard étaient-ils dupes, inconscients et involontaires, de l’attitude de Fantômas, ou marchaient-ils d’accord avec lui ?

Juve, à cet instant, ne se doutait certes pas que, quelques instants auparavant, tandis qu’involontairement il menait l’enquête relative à l’assassinat de M e Gauvin, à quelques mètres de lui, Fandor, de la porte de sa cabane, avait d’abord vu s’enfuir les Ricard en automobile. Puis enfin, avait eu la chance de retrouver Fernand Ricard à la gare de Vernon et de pouvoir sauter après lui dans l’express du Havre.

Juve arrivait devant la villa. Il sonna plusieurs fois, s’étonna de ne voir personne dans les environs.

Au bout d’un certain temps, la porte d’entrée de la maison s’entrebâilla, et, sur le petit perron, apparut la silhouette d’une bonne que Juve reconnut pour l’avoir déjà vue.

Le policier lui fit son plus aimable sourire, et, se rapprochant paisiblement, il interrogea :

— Dites-moi, mon enfant, où sont M. et M me Ricard ? J’ai une communication importante à leur faire.

— Monsieur et madame ? Monsieur et madame, ils ne sont pas là.

— Savez-vous où ils sont ?

La bonne leva les bras au ciel :

— Moi ? Je ne sais pas, monsieur. Mais je crois bien que les patrons sont partis faire une promenade.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Dame, fit la bonne, il est venu tout à l’heure quelqu’un avec une automobile, une comme j’en ai jamais vu de si belles, et qui faisait plus de tapage que tout un chemin de fer.

— Et alors ? interrompit Juve.

— Alors, le chauffeur qui conduisait leur a dit : « Montez donc avec moi » et ils sont montés.

— Ah sapristi, et ce monsieur qui est venu les chercher, ce chauffeur qui conduisait la voiture, le connaissez-vous ?

— Ma foi non, monsieur, fit la bonne, il avait des lunettes.

— Et de la barbe ?

— Ma foi non, monsieur, je crois qu’il était rasé plutôt.

Le policier réfléchit. Il murmura, pensant tout haut :

— Alors ils sont partis, c’est embêtant, très embêtant…

— Par exemple, je peux bien dire à monsieur qu’ils n’ont pas dû aller très loin, parce que madame est revenue.

— Madame qui ? M me Ricard ?

— La patronne, oui monsieur.

— Ah, soupira le policier dont le visage s’éclairait, fallait donc le dire tout de suite.

Et, rapidement, il gravit les marches du petit perron, voulant s’introduire dans la maison. La petite bonne lui barra le passage :

— Où va monsieur ?

— Voir madame.

— Madame n’est pas là.

— Mais vous venez de me dire qu’elle est rentrée.

— Oui, mais madame est repartie.

— Ah zut ! cria Juve. Et elle n’a rien fait ? Elle ne vous a rien dit ?

— Si et non, monsieur.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

La petite bonne, visiblement, était intimidée. Elle rougit jusqu’aux oreilles. Néanmoins, elle recula à l’intérieur de la maison, empêchant Juve de la suivre, et pénétra dans la salle à manger. Sur la table, il y avait une enveloppe, elle la désigna d’un geste hésitant au policier :

— Madame a laissé cela, fit-elle.

Juve se précipita, prit l’enveloppe, il lut la suscription et ne put retenir un cri d’étonnement : Monsieur le chef de la Sûreté.

Certes, cette lettre ne lui était pas destinée, mais le policier n’hésita pas une seconde, et, devant la petite bonne ahurie, il déchira l’enveloppe. Celle-ci contenait deux lettres, l’une d’une écriture féminine, mince et penchée, très à la mode, l’autre plus épaisse, plus nette, une écriture d’homme.

Le policier parcourut cette dernière lettre. Elle était ainsi conçue :

Monsieur le chef de la Sûreté,

Je suis un homme bien malheureux. Non seulement il m’est arrivé depuis quelque temps les histoires terribles que vous savez, et qui font bien du tort à un innocent comme moi, mais encore, dans ma vie intime, j’éprouve d’effroyables déboires. Je viens d’apprendre que ma femme que j’adorais, que ma chère Alice, me trompe abominablement, et cela depuis fort longtemps déjà, avec un misérable qui n’est autre que notre oncle Baraban !

J’en ai la preuve formelle par la lettre que je vous remets ci-joint et que m’adressait mon épouse ; aussi, en ai-je assez de l’existence. Je vais me donner la mort. Lorsque cette lettre vous parviendra, je n’existerai plus, la mer, le grand océan sera devenu mon tombeau.

La lettre était signée : Fernand Ricard.

— Oh, oh, fit Juve, cela se corse.

Et dès lors, le policier, sans prêter la moindre attention à la servante, qui demeurait toujours à côté de lui, interdite et silencieuse, lut la seconde lettre :

Mon pauvre Fernand,

Je ne puis plus tenir et je souffre de cette existence de dissimulation que j’ai dû m’imposer depuis quelques mois. Tu fus toujours pour ta chère Alice un époux exemplaire, je ne puis pas en dire autant de celle qui trace ces lignes en ce moment, et qui, lorsqu’elle signera, mouillera de ses larmes son aveu.

Je te trompe, mon pauvre chéri, et j’ai un amant, c’est mon oncle Baraban. Cet homme m’a conquise en dépit de mes efforts pour lui résister, je suis à lui tout entière et pour jamais.

Adieu, je pars, ne me demande pas où je vais, ne cherche pas à le savoir. L’oncle Baraban sera désormais le seul homme avec qui j’achèverai mon existence, le sort en est jeté !

Quant à toi, Fernand, je t’en supplie, oublie-moi. Tu es jeune encore, refais-toi une nouvelle existence, tu obtiendras facilement le divorce, et je souhaite que tu trouves bientôt une jeune fille, une femme, plus digne de toi que je ne l’étais.

Adieu et pardonne-moi.

Comme l’avait annoncé Fernand Ricard dans sa lettre, celle que venait de lire Juve était signée Alice. Le policier demeura perplexe :

— Oh, oh, pensa-t-il, voilà qui est bizarre et qui vient à point nommé pour compliquer encore la situation.

Instinctivement, Juve avait cru, en lisant la lettre de Fernand, qu’il n’y avait aucun sous-entendu, aucun mystère dissimulé dans cette déclaration. Mais voici que désormais, il trouvait que les choses s’arrangeaient trop bien et il se demandait si ces deux lettres, réunies sous une même enveloppe, mises bien en évidence sur la table de la salle à manger, ne constituaient pas un piège.

Le policier se posait la question : « Ces gens-là n’ont-ils pas l’intention de nous flouer une fois de plus ? »

Juve interrogea la bonne :

— Il y a combien de temps que M me Ricard a quitté son domicile ?

— Une demi-heure environ, monsieur. Elle n’est restée ici que quelques instants, le temps de déposer cette lettre.

Le visage de Juve s’éclaira :

« Parbleu, ça y est, pensa-t-il, c’est un subterfuge, une blague et malgré leurs précautions, ces deux sinistres farceurs ont été bien naïfs. Le fait même que c’est Alice Ricard qui a apporté la lettre dévoile toute leur complicité. »