— Est-ce une coïncidence ? S’est-il tué pour des motifs d’ordre privé ? Ou bien alors, aurait-il craint un scandale ? Pourtant, ce n’était pas sa faute, à ce malheureux, si le billet qui gagnait le gros lot était en sa possession, et si le tirage était truqué.

Lorsque Juve arriva devant l’étude, il n’était point peu surpris d’apercevoir quatre équipages : un vieux coupé de maître et trois automobiles, stationnant à la porte de M e Gauvin.

— Pourtant, pensa le policier, je suppose que la maison est fermée aujourd’hui ?

Juve poussa la porte d’une grille de fer forgé, traversa le jardin, escalada le perron, et, dans le vestibule du petit hôtel, il se heurtait à M. Varlesque, juge d’instruction :

— Eh bien, criait Juve, où en sont les formalités ?

— Enchanté de vous voir, répondit le magistrat qui tenait aux formes. Très heureux de vous rencontrer à nouveau.

— Que savez-vous ? interrogea Juve. Pourquoi s’est-il tué ?

— Qui ?

— M e Gauvin, parbleu !

— Comment. Vous savez déjà ?

— Mais naturellement, tempêta Juve, et je suppose que vous allez me renseigner. Qu’avez-vous découvert jusqu’à présent ? Pourquoi ce suicide ?

M. Varlesque prit l’air grave :

— Je suis en train d’instruire, dit-il. Le suicide est flagrant et M. le procureur…

Au bout du corridor justement, apparaissait un autre magistrat, le procureur de Larquenais.

Juve, laissant brusquement derrière lui l’insignifiant juge d’instruction, bondit à la rencontre de l’arrivant.

— Bonjour, bonjour ! cria-t-il. Et alors, que savez-vous ? Avez-vous deviné pourquoi cet homme s’est tué ?

— Mon cher ami, j’ai été averti à onze heures seulement. Nous arrivons. C’est un spectacle affreux, je vous assure.

À ces mots, Juve fut sur le point de sauter au cou du jeune magistrat et de l’étrangler :

— Mais répondez-moi donc, hurla le policier. Tout cela ça n’est pas intéressant. Je vous demande pourquoi M e Gauvin s’est tué ?

— Je n’en sais rien, répondit tranquillement le procureur de la République. D’abord nous arrivons. Et puis, s’il s’est tué, ajoutait finement le magistrat, c’est qu’il avait assurément des raisons pour cela.

Juve à cet instant, avait perdu tout espoir d’apprendre quoi que ce fût par l’intermédiaire du Parquet de Vernon :

— Bon, fit-il, renonçant à interroger. Où est-il ? A-t-on changé quelque chose à la disposition de la pièce dans laquelle il est mort ? Comment s’est-il tué ? Revolver ? Poison ? Menez-moi vers lui.

— Là, là ! s’écriait le magistrat. Vous me demandez mille choses à la fois ! Voyons, écoutez-moi ! D’abord, on n’a rien changé à l’aspect de la pièce, j’ai ordonné qu’on laissât les choses en état.

— Moi aussi, confirma M. Varlesque, respectueux. J’ai répété vos ordres, monsieur le procureur.

— Ensuite, le malheureux se trouve encore tel qu’on l’a découvert, au premier étage, dans sa chambre.

— Mais qu’est-ce qui cause donc, là-haut ? Les gendarmes ?

— Non, des curieux qui sont venus voir, des voisins.

— Ah ça, demanda Juve, qu’est-ce que vous me chantez là ? Il y a des curieux ? Des voisins ? Mais nom d’un chien, il faut foutre tous ces gens-là dehors. Qu’est-ce qu’ils ont à faire ici ?

Juve se précipita vers l’escalier. En montant, il demanda encore :

— Comment s’est-il tué ?

— Le malheureux s’est pendu.

Arrivé dans l’antichambre du premier étage du petit hôtel, le policier aperçut une dizaine de personnes groupées dans le couloir qui, curieusement, examinaient une pièce par une porte ouverte.

Juve alors n’hésita pas :

— Je ne veux personne ici ! criait-il. Allons, dépêchons, tout le monde dehors ! Sapristi, ce n’est pas un spectacle si attrayant.

La voix de Juve grondait, tonnait, dominait le tumulte. Il y eut des exclamations étouffées, le couloir se vida.

Il ne restait plus en présence que le policier, le juge d’instruction, le procureur et aussi un pauvre garçon affalé sur une chaise qui sanglotait de tout son cœur et qui n’était autre que le petit Théodore Gauvin.

Juve le vit au moment même où il apercevait, se balançant dans le vide au milieu de la pièce, le corps déjà roidi du malheureux notaire. Juve, à cet instant, haussa les épaules. Il oublia un instant ses préoccupations de police pour ne songer qu’aux malheurs du jeune homme.

Le policier courut donc vers Théodore Gauvin.

— Mon pauvre petit, disait-il, je comprends tout votre chagrin et toute votre douleur, mais croyez-moi, ne restez pas ici. Voyons, retirez-vous dans votre chambre, j’irai sans doute vous y retrouver tout à l’heure.

Il y avait dans le ton de Juve quelque chose de ferme et d’impérieux. Le malheureux Théodore Gauvin qui sanglotait toujours, se leva, et, sans mot dire se retira, à bout de force, semblait-il.

— Pauvre enfant, murmura Juve. C’est abominable.

Mais désormais la place était nette et Juve et les magistrats pouvaient enquêter.

— Voyons, fit Juve résumant d’un mot la situation, supposons que l’on ne sait rien, et pour comprendre, regardons.

Il regarda longuement le cadavre, il remarqua la face violacée, la langue tirée, les membres raides. Il constata que le nœud coulant était soigneusement fait, que la corde solide avait été habilement attachée à la rosace du plafond :

— Oh, oh, fit Juve.

Lentement, le policier tournait à cet instant autour du cadavre. Il étudiait si attentivement les choses qu’on eût véritablement dit qu’il cherchait à graver pour toujours leur souvenir dans son esprit. Puis enfin, lorsque cet examen fut terminé, Juve reprit la parole :

— Monsieur Varlesque, s’il vous plaît, à quelle heure a-t-on trouvé ce malheureux ?

Le juge d’instruction répondit d’une voix tremblante :

— Mais je vous donnerai la même heure que M. le procureur. M. le procureur le sait comme moi, on a découvert le suicide à neuf heures du matin.

— Dans quelles conditions ?

Le juge d’instruction jeta un regard éperdu à M. de Larquenais :

— M. le procureur vous dira, commençait-il, que les choses se sont passées…

À cet instant, le juge d’instruction s’arrêta. M. de Larquenais en profita pour prendre la parole.

— C’est fort simple, dit-il. Étonné de ne pas voir descendre M e Gauvin, sa vieille bonne est montée, et l’a trouvé pendu.

— Bien ! Qu’a-t-elle fait alors ?

— Elle s’est assurée que son maître était mort, puis a donné l’alarme. On est venu me chercher.

— Très bien. Ensuite ?

M. de Larquenais parut troublé :

— Mais, ensuite, rien… Je me suis dépêché de m’habiller, j’ai prévenu les quelques amis que vous avez vus du malheur qui venait d’arriver, j’ai fait chercher M. Varlesque, enfin nous sommes accourus.

— Le plus rapidement possible. Allons, c’est parfait. Et depuis, vous enquêtez ? En somme, continua Juve après quelques instants de silence, quels sont les résultats de vos enquêtes ?

M. Varlesque jeta un regard suppliant à M. de Larquenais pour lui demander de répondre. Le procureur, moins timide, s’exécuta :

— Nous avons constaté tout d’abord que M e Gauvin s’était suicidé habillé.

— En effet, railla Juve, ça se voit.

— Nous avons constaté, en outre, qu’il n’y avait pas de désordre dans la chambre.

— Bon, bon. Après ?

— Nous avons remarqué, enfin, que le suicidé avait fait preuve, pour se pendre, d’un courage extraordinaire.

Cette dernière remarque parut intéresser Juve :

— Vraiment ? demanda-t-il. Pourquoi ?

— Je suis tout à fait de l’avis de M. le procureur, disait M. Varlesque. Il a fallu à M e Gauvin un courage extraordinaire.

— Pourquoi ? répéta Juve.

— Parce que, reprit M. de Larquenais, vous pouvez voir vous-même, monsieur le policier, que le malheureux, pour se pendre est monté sur cette petite chaise basse qui gît encore, renversée. Il n’est donc pas tombé de haut, autrement dit, il s’est tué par strangulation et non pas, comme il arrive lorsque des pendus se jettent d’un meuble élevé, par dislocation de la colonne vertébrale.