Fandor contemplait la maison des Ricard tout en parlant, mais bientôt il se tut.

Une fenêtre de la maisonnette s’était ouverte, et le jeune homme apercevait Alice Ricard qui, ne se sachant point de voisin et ne devinant pas qu’un observateur la surveillait, s’apprêtait à faire sa toilette en léger déshabillé.

— Ma foi, pensa le journaliste, tout à l’heure je regrettais de ne pas être peintre paysagiste. Je vais maintenant déplorer de ne pas être portraitiste. Oh, oh ! Mais de mieux en mieux…

Fandor lorgnait avec admiration et amusement aussi, la jolie Alice Ricard qui, maintenant en cache-corset, les bras nus, refaisait sa coiffure, gracieuse et séduisante, dans une pose toute naturelle.

— Pas mal, l’enfant, murmurait Fandor. Je lui dirais bien deux mots, moi, s’il n’y avait pas le vieux Baraban.

Car, dans l’esprit de Fandor, depuis les découvertes faites au Crocodile, ce n’était point Fernand Ricard qui pouvait être un obstacle à une amourette avec Alice. Fernand Ricard avait, au moins en apparence, toutes les caractéristiques du mari complaisant.

Hélas, pendant que Fandor faisait ses réflexions, tranquillement assis sur l’herbe, un orage d’une violence inouïe éclatait.

— Nom de nom, grogna le jeune homme, il n’y a pas moyen de rester là, je vais être trempé.

Fandor jeta des regards désespérés autour de lui, et soudain, son visage s’illumina :

— J’ai de la veine tout de même, soupira-t-il.

Le journaliste venait d’apercevoir, dressée en face de la villa des Ricard, une masure, fort délabrée, qui parfois servait de refuge aux chasseurs.

En deux bonds, Fandor y fut installé. Il avait la chance inouïe de retrouver dans un coin une cruche d’eau et quelques provisions.

— Ah ben vrai, s’écria le journaliste en dansant de joie, voilà l’endroit rêvé pour y monter la garde. Si après cela, les types d’en face se débinent sans que je les voie, j’en veux des prunes.

Pauvre Fandor. Il avait compté sans sa triomphante jeunesse ! Il est beau de faire le guet, mais les forces humaines ont des limites, et, lorsque après avoir veillé une nuit sans fermer l’œil, Fandor voyait à l’horizon, se lever le soleil, la fatigue le terrassa. Il resta cependant éveillé une partie de la journée, mais quand la deuxième nuit de surveillance commença, les paupières de l’ami de Juve, doucement, se fermèrent peu à peu, le sommeil le rendit insensible et parfaitement indifférent à ce que faisaient les Ricard.

***

— Zut !

Fandor venait de se réveiller.

— Ah mince alors, quel imbécile je fais, quel crétin !

Un bruit insolite avait fait tressaillir le journaliste, qui, depuis près de dix heures consécutives, était dans les bras de Morphée.

Il faisait désormais grand jour, le soleil même était assez bas à l’horizon, annonçant le crépuscule.

Fandor se leva brusquement sur son séant et s’écria, en s’élançant vers la porte de sa cabane :

— Tiens, une automobile ! J’entends ronfler le moteur. C’est même lui qui m’a réveillé. Ah, mais, ça doit même être une assez forte voiture, elle grimpe la côte et l’on croirait bien que le conducteur n’a pas changé de vitesse.

Fandor ne prêta pas grande attention à l’arrivée de cette voiture. Il allait même se précipiter, en affamé, sur les provisions qui lui restaient de son siège de deux jours, lorsque soudain, il lui sembla que le véhicule ralentissait, tout comme si le conducteur eût voulu stopper devant la maison des Ricard :

— Oh, oh, pensa le journaliste, est-ce que ça serait l’incident ?

Quelques secondes passèrent, le grincement d’un coup de frein, le grondement d’un moteur débrayé avertirent Fandor qu’il avait supposé juste, que la voiture venait de s’immobiliser devant la façade de la maisonnette.

— Que faire ? pensa le journaliste.

Il hésitait à se rapprocher, lorsque, très nettement, dans l’air calme de la matinée, un appel retentit.

La voix de Fernand Ricard criait, venant du jardin sans doute :

— Alice, Alice, où es-tu ?

Le journaliste vit la jeune femme se lever, s’appuyer à la barre d’appui de sa fenêtre.

— Dans le salon ! Qu’est-ce que tu veux ?

— Descends tout de suite, Prends un chapeau et descends. C’est urgent !

À cet instant, Jérôme Fandor sortit de sa cabane avec précipitation.

— Que faire ? se demandait le journaliste. Qu’est-ce qui se passe ? On dirait, sacré mille bon sang, que Fernand Ricard parle avec une émotion contenue. Sa voix tremble. Parbleu, une automobile qui arrive, Fernand Ricard qui appelle sa femme, Juve qui m’a dit : « Empêche-les de se débiner ! », je n’ai pas à hésiter.

Fandor ne prit même pas le temps de ramasser ses cigarettes.

Son chapeau à la main, courant aussi vite qu’il le pouvait, et se moquant pas mal des dommages qu’il pouvait ainsi causer à ses fameuses chaussures jaunes, le journaliste se précipitait vers la route.

— Il faut que je voie le bonhomme qui est dans la voiture, se disait Fandor.

Hélas ! à l’instant même, où le journaliste arrivait sur le bord de la route, il apercevait l’automobile démarrant devant la maison des Ricard, gagnant de vitesse. En quelques mètres c’était à toute allure qu’elle passait devant lui.

— Nom de Dieu ! hurla le journaliste. Je suis joué, ils foutent le camp.

***

Que s’était-il passé dans la maisonnette des Ricard au moment où l’automobile mystérieuse avait débouché sur la grand-route ?

Fernand Ricard était tout simplement installé dans le jardin, occupé à rattacher à leur tuteur les rosiers auxquels il tenait beaucoup. Le courtier, tout comme Fandor, entendit le ronflement de l’automobile et se retourna pour l’apercevoir.

Fernand Ricard alors, s’affaira.

La voiture brusquement arrêtée par un coup de frein brutal, fit déraper les roues et crier tout le mécanisme en s’immobilisant à la porte. Un homme, le conducteur, le seul passager d’ailleurs, lâcha alors le volant, sauta à terre, entra dans le jardin.

Cet homme était glabre, avait un masque d’énergie, des yeux extraordinairement perçants, le geste bref, autoritaire.

— Vite, Ricard, ordonnait-il, où est votre femme ?

— Mais qui êtes-vous ?

— Je vous le dirai tout à l’heure. Vite. Obéissez ! Appelez-la. Votre salut est une question de minutes. Allons ! Appelez-la, vous dis-je ! Je vous emmène !

Fernand Ricard ne songea même pas à résister.

— Alice, cria-t-il, vite, vite !

Alice Ricard était, une seconde après, aux côtés de son mari.

— Montez, cria l’énigmatique visiteur, poussant les époux dans sa voiture, montez ! Pas un mot, pas un cri, je suis là pour vous sauver.

Une minute après son arrivée, moins peut-être, l’automobile démarrait.

L’homme glabre, visiblement un virtuose du volant, passa les vitesses avec une habileté consommée. En dix mètres, l’automobile était lancée, le moteur reprenait franchement, la voiture semblait voler sur la route.

C’est à cet instant que l’automobile croisa Fandor arrivant sur le bord du chemin.

— Il était temps, grommela le conducteur.

Mais son pied s’appuyait sur la pédale de l’accélérateur, la voiture augmentait encore la vitesse. Elle fila dans un ronronnement de moteur.

Que pensaient à ce moment les époux Ricard ?

Assis sur la dernière banquette du véhicule, serrés l’un contre l’autre, tremblants, effarés, fous de saisissement et de peur, ils n’échangèrent qu’un mot :

— C’est lui, dit Alice Ricard.

— Oui c’est lui, répondit le courtier.

Et tous deux avaient désigné l’homme qui tenait le volant.

Alors, ce fut une course insensée qui emporta la voiture.

Pendant plus d’une grande demi-heure, marchant aussi vite qu’il le pouvait, prenant les virages à la corde, dérapant sur la route boueuse, se révélant conducteur consommé, l’homme glabre forçait l’allure.

On passa Gaillon, c’est seulement après avoir franchi la côte célèbre, après avoir obliqué ensuite dans la forêt voisine, que l’homme ralentit sa marche. La voiture était peu après engagée dans un petit chemin désert. Le moteur brusquement cessa de bourdonner. Les freins crièrent. Dans un choc, l’automobile s’arrêta.