L’homme, alors, bondissant de son siège, ouvrit la portière et ordonna sèchement à Alice et Fernand Ricard :

— Descendez et causons.

Les deux époux d’une même voix, interrogèrent leur extraordinaire ravisseur :

— Qui êtes-vous ? demandaient-ils. Que nous voulez-vous ?

L’homme à cet instant éclata de rire :

— Procédons par ordre, disait-il, et d’abord laissez-moi vous répondre ce qui est la vérité : je suis votre sauveur.

— Notre sauveur ? Mais enfin, que voulez-vous dire ?

L’inconnu cessa de rire, prit, pour répondre, un ton gouailleur, menaçant presque :

— Vraiment, disait-il, vous ne me reconnaissez pas ? Vous ne devinez pas qui je suis ? Il faut que je me présente, que je vous donne mon nom ? Bah, qu’importe après tout, soyez satisfaits !

Le personnage s’était reculé de trois pas. Il croisa ses bras sur sa poitrine, il regarda Fernand Ricard dans le blanc des yeux, il eut l’air de le juger :

— Fernand Ricard, déclara-t-il alors, je suis Celui qui, par deux fois, est venu mystérieusement vous voir, je suis Celui que vous avez vu apparaître sous les traits de l’oncle Baraban, je suis surtout, Fernand Ricard, je suis surtout, comme je vous l’ai dit, le Maître de tout, de tous, Celui contre lequel on ne lutte pas, Celui auquel on ne résiste pas, je suis Fantômas.

On eût dit qu’à ce nom tragique, le bois frissonnait. On eût dit que la tempête, qui menaçait depuis le matin, attendait ce nom terrible pour éclater.

Brusque, sauvage, âpre, un coup de vent coucha les arbres, souffla au visage des époux Ricard. Des tourbillons de feuilles s’élevèrent, les oiseaux se turent, un nuage noir s’abaissa comme pour écraser de son poids formidable la forêt terrifiée.

— Je suis Fantômas, répétait l’homme, je suis l’Insaisissable, le Génie du crime, l’Homme qui fait peur, l’Homme qui tue. Je suis votre Maître, mes amis, et c’est parce que je suis votre Maître, que tout à l’heure je vous ai sauvés.

— Fantômas, Fantômas, dit le courtier en vins, par pitié, ne nous torture pas. Que veux-tu de nous ? Pourquoi dis-tu que tu nous as sauvés ? Quel danger courions-nous ?

Fantômas, car c’était bien lui qui se trouvait en face de Fernand Ricard, interrompit le courtier du geste :

— Silence ! Taisez-vous ! Devant moi, on ne parle que lorsque je le permets. Et d’abord, disait-il, voici mes félicitations mes amis. Oh, votre invention est admirable, votre coup d’audace très fort, l’oncle Baraban… vous avez inventé là quelque chose de superbe. Son assassinat vous fait le plus grand honneur, vous entendez ? C’est Fantômas qui vous adresse ses félicitations.

Il rit encore, puis brusquement :

— Cet assassinat a été d’autant plus habilement fait, ajouta-t-il, qu’en somme, votre oncle n’est pas mort, vous ne l’avez pas tué ?

— Si, protesta le courtier, nous avons tué notre oncle, nous l’avons assassiné, c’est pour cela que vous, Fantômas, vous qui avez eu l’audace de réapparaître sous ses traits…

Mais il n’acheva pas.

— Inutile de mentir, avait dit Fantômas, je sais tout ! Parbleu, c’était trop étonnant, aussi, que vous refusiez de me dire où était ce cadavre. J’ai voulu deviner votre secret, je l’ai deviné.

Il avait parlé cette fois très vite, c’est très vite encore qu’il reprit :

— Mais la comédie est finie. Impossible pour moi de résister plus longtemps, mes amis, je suis démasqué. L’oncle Baraban que j’étais n’est plus. Fantômas a jeté le masque.

— Vous êtes démasqué, Fantômas ? La police sait que vous teniez le rôle de l’oncle Baraban ?

— Oui, répliqua le Maître de l’Effroi, la police le sait, Juve l’a deviné.

— Alors, nous sommes perdus.

Le Maître de l’Effroi haussa les épaules :

— Pas encore, murmurait-il. Il ne vous reste qu’une chose à faire : m’obéir.

— Vous obéir, Fantômas ? Non. Jamais ! Nous vous haïssons trop, ma femme et moi. Ce qui arrive est de votre faute. Sans vous, nous triomphions, et puis, après tout, que risquons-nous ? Nous dirons la vérité.

Mais encore une fois Fernand Ricard se tut, sans achever sa phrase.

Le regard de Fantômas était posé sur lui.

— Mon ami, vous direz, si vous le voulez, que vous avez tué M e Gauvin, voilà tout ce que vous direz, et tout ce que l’on croira.

— Mais comment ? Mais je n’ai pas tué M e Gauvin.

— Sans doute, Ricard, ce n’est pas vous, puisque c’est moi. Seulement, on ne vous croira pas. On ne vous croira pas, parce que tout vous accuse, mon cher. À partir du moment où Juve m’a eu démasqué, à Paris, tout a été remis en jeu. Vous êtes à nouveau soupçonné d’avoir tué votre oncle. Il vous reste à expliquer, et cela vous est impossible, la disparition de cet honnête vieillard. Vous devrez préciser pourquoi on a retrouvé la malle jaune dans votre puits, et le mouchoir sanglant de votre femme rue Richer. Vous devrez dire comment il se fait que vous m’avez reconnu alors que je n’étais pourtant pas votre oncle. Enfin, je vous le répète, vous devrez vous défendre d’avoir tué M e Gauvin. Car j’ai assassiné M e Gauvin. Cela sera difficile, Fernand Ricard, très difficile, croyez-moi.

Fantômas avait éclaté de rire, semblait très amusé car, maintenant Fernand Ricard suait d’angoisse et se tordait les mains.

— Que faire ? gémissait le courtier, que faire ?

— M’obéir. Il faut m’obéir, là est le salut.

Et comme Fernand Ricard ne disait plus rien, maté, dompté, n’ayant plus la force de résister à son terrifiant adversaire, Fantômas, sans se presser, tirait de sa poche son portefeuille, y prenait deux feuilles de papier à lettre qu’il étalait sur les coussins de la voiture :

— Je vais vous dicter deux lettres, commença-t-il. Voici mon stylographe, allons, vous entendez ?

Les époux Ricard le contemplaient, fous d’épouvante.

— Madame, reprit Fantômas, en regardant Alice de façon impérieuse, je vous attends. Veuillez prendre ce porte-plume, veuillez écrire.

***

Cependant, Jérôme Fandor, demeuré à Vernon, bien malgré lui, fou de rage, désespéré, se hâtait.

— J’en aurai le cœur net, grondait le journaliste, il faudra bien que Juve me dise ce qu’il en est. En tout cas, il me donnera un conseil.

Fandor courut comme un fou jusqu’au petit pays. En route, cependant, il se frappait le front d’un geste désespéré.

— Nom de nom, disait le journaliste, mais c’est dimanche aujourd’hui, et le dimanche, le téléphone ne marche pas.

Fandor, en effet, au moment où la voiture automobile enlevait devant lui Fernand et Alice Ricard, avait immédiatement pensé à prévenir Juve de cet accident.

— Sale administration des Postes, grommelait Fandor. Imbécile d’organisation française. Ah, ce n’est pas en Angleterre qu’on s’arrêterait à des inventions pareilles. Fermer le téléphone. Si ça n’est pas honteux [14] !

Fandor, toutefois, se hâtait toujours. L’esprit fertile du journaliste n’était jamais embarrassé longtemps.

— Je trouverai bien moyen, pensait-il, de téléphoner, en dépit de la fermeture du bureau de poste. C’est bien le diable si à Vernon…

Puis, Fandor s’interrompit brusquement.

— Dieu que je suis bête, je n’ai qu’à aller à la gare. Toutes les gares de chemins de fer, en effet, et Fandor le savait bien, possèdent une ligne téléphonique. Cette ligne, en fait, n’est pas reliée au réseau de l’État de façon permanente, mais étant donné la gravité des circonstances, étant donné qu’il s’agissait de téléphoner à Juve, au policier Juve, Fandor ne désespérait pas d’obtenir de l’administration des chemins de fer ce qui n’était en somme qu’une complaisance :

— Je vais téléphoner au commissaire spécial de la gare Saint-Lazare, pensait Fandor, et je chargerai ce fonctionnaire de téléphoner de ma part à Juve, au quatre cent trente-six zéro zéro [15].

Malheureusement, les diverses formalités à remplir à la gare prirent plus de deux heures. Le journaliste obtint bien, après de nombreuses palabres, l’autorisation de téléphoner au commissaire spécial de la gare Saint-Lazare, il obtint bien encore que celui-ci téléphonât à Juve, mais comme il demandait qu’on l’avertît de la réponse du policier, Fandor devait apprendre avec désespoir qu’il n’y avait pas de réponse, pour la bonne raison que Juve ne se trouvait pas chez lui.