Or, Juve était debout, s’était emparé de son chapeau.

— Ces deux hommes, demandait-il, où sont-ils ?

— On les a portés à l’Hôtel-Dieu, c’est là qu’il faut les voir.

— Vous avez raison. Tout de suite.

Suivi de M. Parcelac et de M e Masson, qui ne disait mot, étant réellement anéanti par l’émotion, Juve se précipitait sur les boulevards, hélait un taxi-auto :

— À l’Hôtel-Dieu, vite.

En voiture, il questionnait encore :

— Monsieur de Parcelac, les instants sont précieux, donc renseignez-moi en peu de mots. Comment dites-vous que l’on a envoyé les numéros à la Chambre des notaires ?

— Mais comme d’ordinaire, ils ont été mis dans un sac scellé, ce sac a été confié à deux de nos employés. Ces employés ont été transportés par notre voiture qui les a déposés à la porte, vingt minutes avant le tirage.

Juve approuva :

— Parfaitement, dit-il songeur, c’est donc vingt minutes avant le tirage que les numéros ont été volés, étant donné qu’on ne s’en est pas emparé à l’intérieur de la voiture. (Juve continuait, réfléchissant tout haut pour ainsi dire). En vingt minutes, on n’a pas eu le temps d’imiter le sac et le cachet du Comptoir National. De plus, les numéros ont été certainement remis par deux hommes habillés en garçons de banque, sans quoi les huissiers s’en seraient aperçus. Oh oh, cela établit la préméditation.

Puis, brusquement, Juve interrogea M. de Parcelac :

— Vous dites que le sac contenant les numéros était scellé ?

— Oui, scellé de notre cachet.

— Est-ce un cachet spécial ?

— C’est un cachet spécial et personne ne le connaît hormis, bien entendu, les employés qui font le transfert et ceux qui l’apposent en pareilles circonstances. Je ne parle pas, bien entendu, de M. Dominet, qui est venu me voir hier et précisément, pour vérification utile, m’avait demandé une empreinte de ce cachet.

Juve avait redressé la tête :

— Qui est-ce donc ce monsieur Dominet ? demanda-t-il.

— Le secrétaire de la Chambre des notaires.

Mais le directeur du Comptoir National n’avait pas fini de parler, que, brusquement, M e Masson se redressait comme mu par un ressort, sur les coussins de la voiture :

— Vous dites ?

— Je dis, reprit tranquillement M. de Parcelac, que j’ai donné hier l’empreinte du cachet à M. Dominet, votre secrétaire.

— C’est faux ! hurla M e Masson. Il n’y a pas de secrétaire de la Chambre des notaires qui s’appelle Dominet. Je ne connais même pas ce nom-là.

— Ce Dominet, monsieur de Parcelac, je ne le connais pas moi, dit le policier, mais j’ai dans l’idée qu’il doit être grand, fort, puissant, voix énergique, homme du monde ?

— En effet, approuva avec surprise le directeur du Comptoir National, le portrait serait juste si vous ajoutiez que son visage…

— Le visage n’a pas d’importance, un visage, cela se change, dit Juve.

Le taxi-auto s’arrêtait devant la porte de l’Hôtel-Dieu.

***

Un interne se trouvait au pied du lit des deux malades.

— Eh bien ? interrogeait Juve en entrant, comment vont-ils ?

L’interne, surpris, se retourna :

— Qui êtes-vous donc ?

Juve fit rapidement les présentations :

— M. de Parcelac, directeur du Comptoir National, M e Masson, président de la Chambre des notaires, moi-même, l’inspecteur Juve.

Au dernier nom, la figure de l’interne s’éclaira :

— Ah, parfaitement ! Enchanté.

Et l’interne donna des détails :

— Ces deux hommes semblaient avoir éprouvé une commotion violente. En somme, rien de grave, deux jours de repos et ils seront sur pied. En ce moment, vous le voyez, ils dorment, ils semblent même dormir sous l’influence d’un narcotique. Je ne serais pas étonné que du chloroforme…

— Il n’y a pas moyen de les interroger ? demanda Juve.

L’interne sourit :

— C’est contraire au règlement, mais je pense, qu’en faveur de l’inspecteur Juve…

— Non, reprit le policier, ce qu’il faut d’abord savoir, c’est si cela ne risque pas de fatiguer ces malheureux.

— Si je craignais un risque pareil, je ne serais point disposé à violer les règlements, monsieur Juve. Il n’y a aucun inconvénient à hâter le réveil, sinon que le moyen à employer coûtera quelques deniers supplémentaires à l’Assistance publique.

— Mais nous paierons les frais, dit M. de Parcelac.

— Alors, rien ne s’oppose à une tentative dans ce sens.

L’interne sonna, murmura quelques mots à l’oreille d’un infirmier accouru en hâte, qui, quelques instants plus tard, réapparaissait, porteur d’une petite fiole qu’il remit à l’interne.

— Monsieur Juve, appela le jeune médecin, venez près de moi. Messieurs, reculez-vous, au contraire, pour que votre vue n’impressionne pas les malades.

Et l’interne continuait :

— Cette fiole contient un excitant fort actif. Je vais réveiller l’un de ces deux hommes. Il est probable que le réveil sera total pendant quelques instants, six ou sept minutes, peut-être, et qu’ensuite un engourdissement nouveau reprendra, pour ne s’effacer qu’au moment du réveil définitif, dans deux ou trois heures peut-être. Vous ferez bien, monsieur Juve, de ne poser que les questions principales. Êtes-vous prêt ?

— Je suis prêt.

D’un geste sec, l’interne déboucha son flacon, le glissa sous les narines de l’un des deux malheureux garçons de banque.

Or, à peine la fiole était-elle débouchée, à peine le malade en avait-il respiré les premières émanations, qu’un mieux sensible se manifestait dans son état.

Son front se colora, ses yeux battirent, les lèvres, serrées jusqu’alors, s’entrouvrirent légèrement.

— Voilà le réveil, annonça l’interne.

Quelques secondes passèrent, pendant lesquelles, dans la petite chambre d’hôpital, on eût entendu une mouche voler, puis le garçon de banque parut revenir à la vie, ouvrit les yeux, considéra avec stupeur le lit sur lequel il se trouvait, la chambre où il était, les visages de Juve et de l’interne.

— Où suis-je donc ?

L’interne fit signe à Juve de répondre :

— Vous êtes bien tranquille dans un bon lit, là où l’on vous soignera, répondit Juve, et demain vous serez guéri, aussi bien portant qu’hier.

Or, à ces mots, une angoisse crispait la face pâle du pauvre homme.

— C’est vrai, murmura-t-il, je suis blessé, malade. Ah, mon Dieu ! Je me souviens.

Il frissonna.

— Calmez-vous, n’ayez aucune crainte, vous êtes sauvé. Dites-nous seulement ce qui s’est passé. En avez-vous la force ?

— C’est vrai, il m’est arrivé des choses. Ah oui ! Oh, je me souviens. C’est affreux.

Il se tut une seconde, puis, ayant l’air d’évoquer une vision d’horreur, poursuivit :

— En descendant à la Chambre des notaires, deux hommes… deux garçons de banque comme nous… Dans l’escalier… Ils se sont jetés sur Théophile et moi… Théophile, où est-il ?

— À côté de vous, bien portant. Ne vous inquiétez pas de lui. Alors, ces deux hommes, qu’ont-ils fait ?

Le garçon de banque parut ne pas comprendre. Malgré lui, ses yeux se refermaient comme l’avait annoncé l’interne, la torpeur le réenvahissait. Non. Il allait se souvenir.

— La bataille… L’affreuse bataille… Mon sac dégringole… De l’ouate sur mon visage… Ah mon Dieu ! En bas, attaché…

Il bégaya encore quelque chose, mais, bien que Juve fût penché sur lui, le policier ne put saisir ses paroles indistinctes.

D’ailleurs, il avait compris. Le front soucieux, l’œil mauvais, le geste nerveux, Juve se releva. Il attira M. de Parcelac, M e Masson et l’interne dans un angle de la petite pièce.

— Il ne faut pas fatiguer ces malheureux, dit-il, et d’ailleurs, j’en sais assez pour l’instant.

Tourné vers l’interne, Juve ajouta :

— Quand s’éveilleront-ils tout à fait ?

— Cet après-midi, vers les six heures.

— Bien, je passerai à ce moment.

Juve entraîna hors de la chambre les assistants qui le considéraient effarés.