— Bougre ! fit Fandor, vous en avez bien l’air. Mais qu’est-ce que vous voulez ?

Le domestique multipliait les courbettes.

C’était l’homme qui quelques instants auparavant était arrivé en fiacre rue Richer, avec les deux hommes aux allures d’anciens militaires. Il insistait :

— Monsieur a fait demander un domestique à l’agence de la rue de Provence, et c’est moi qu’on envoie. Je viens me mettre aux ordres de Monsieur.

Une sourde colère envahissait Fandor :

— Ah, grogna-t-il, vous venez vous mettre aux ordres ? Eh bien, je vous intime l’ordre de foutre le camp d’ici. Vous ne savez pas vivre, mon garçon, on n’a pas idée de réveiller les gens à pareille heure, et j’estime qu’un honnête homme ne doit pas se lever avant midi.

— Mais on m’avait dit que monsieur voulait que je vienne me mettre à sa disposition pour l’heure à laquelle il se lèverait.

— Mais, bougre d’âne, criait Fandor, tout le monde sait que je me lève à midi. Et puis, d’ailleurs, je n’ai jamais demandé de domestique. Qu’est-ce que vous me chantez là ?

Le domestique ne se tenait pas pour battu :

— J’ai ordre de venir chez monsieur. D’ailleurs, la réception de monsieur ne m’étonne pas, et j’y reste.

— Vous restez ? Vraiment ? Et la réception que je vous fais ne vous étonne pas ? Pourquoi ?

— Oh, poursuivit l’individu qui avait déclaré s’appeler Sulpice, parce que je sais que monsieur est un original, une espèce d’énergumène un peu piqué, mais bon garçon, par exemple, ça, je ne dis pas le contraire. Seulement, voilà, monsieur a des idées pas comme tout le monde et même souvent sa façon de faire, prête à rire pour les gens sérieux, pour les personnes raisonnables.

Fandor était si exaspéré qu’il ne parvenait pas à placer une parole. Les yeux lui sortaient de la tête. Il empoigna une potiche sur une étagère :

— Espèce de crétin, hurla-t-il, foutez-moi le camp tout de suite ou je vous casse la gueule, aussi vrai que je m’appelle Fandor !

Et soudain, le journaliste lâcha la potiche qui tomba sur le sol et s’éparpilla en mille morceaux.

Fandor avait de quoi être abasourdi. Au moment où il proférait cette menace, l’extraordinaire valet de chambre avait éclaté de rire, et déclaré d’une voix que, cette fois, Fandor reconnaissait bien :

— Tu ne feras jamais cela, mon petit car tu le regretterais toute ton existence, et même après.

— Juve, s’écria Fandor.

C’était en effet le policier qu’il avait devant les yeux, mais le policier si merveilleusement grimé que son ami le plus intime, que Fandor lui-même, avait été incapable de le reconnaître.

— Écoute, Fandor, dit le policier, les instants sont comptés. Rends-moi service, et obéis sans chercher à comprendre, les explications viendront ensuite. Il est sept heures et quart, Fandor. Dans quarante-deux minutes, un train part pour Vernon. Prends-le. Installe-toi tout près de la maison des Ricard. Surveille-moi discrètement, mais attentivement, les faits et gestes de ces gens-là. Il ne faut pas que nous perdions leurs traces, c’est de la plus haute importance. Attends-moi là-bas et tiens-moi au courant. S’ils s’en vont, suis-les.

Juve quittait déjà Fandor. Le journaliste courut après lui :

— Entendu, disait-il, mais de grâce, Juve, qu’allez-vous faire ? Pourquoi ce déguisement ?

Sans répondre à la question de Fandor, le policier lui demanda simplement :

— Suis-je bien grimé ?

— Vous êtes admirable.

— Méconnaissable, n’est-ce pas ?

— Ah certes oui. Vous voyez, Juve, moi-même, je ne vous ai pas…

Déjà, le policier était parti.

En hâte, désormais, le journaliste s’habillait. Dix minutes après, il était hors de chez lui.

Juve l’avait écouté partir du haut de l’escalier. Lorsque Fandor se fut éloigné, le policier gagna le seuil de la porte de l’appartement occupé par Baraban.

Et, comme il l’avait fait l’instant précédent chez Fandor, il sonnait chez celui qu’il prenait pour l’oncle des Ricard.

Le cœur lui battait fort, à l’excellent inspecteur de la Sûreté, alors qu’il attendait derrière cette porte. Allait-on lui ouvrir ? Se trouverait-il en présence de l’homme qu’il recherchait ? Ou alors, l’énigmatique personnage que Juve avait poursuivi la veille avec tant d’acharnement s’était-il méfié ? Avait-il déjà disparu ?

La porte s’ouvrit enfin, et Juve, dissimulant sa satisfaction, se trouva en présence de l’oncle Baraban.

Celui-ci achevait sa toilette. Il était en pantoufles et en veston d’intérieur.

— Me voilà, fit-il.

Souriant d’un air stupide à son interlocuteur, Juve répondit :

— C’est moi, monsieur Baraban. Que de plaisir pour moi à vous retrouver.

Avec méfiance, Baraban regardait ce nouveau venu.

— De me retrouver ? Qui êtes-vous donc ?

— Monsieur ne me reconnaît pas ? Monsieur veut plaisanter ? Je suis Sulpice. Voyons, monsieur… Monsieur sait bien que je suis le domestique de monsieur et que j’étais encore à son service, lorsque monsieur est parti d’ici avec la petite dame.

Tandis que Juve proférait ces paroles, Baraban le considérait avec une singulière attention, une attention telle que Juve, un instant, redouta d’être reconnu.

Mais cela ne durait pas, et soudain, la physionomie du pseudo Baraban s’illumina :

— Que je suis bête, s’écria-t-il. Mon pauvre Narcisse ! J’ai perdu la tête, décidément, à la suite de cette aventure. Si je vous reconnais, mais je pense bien, je ne connais que vous. Ah ce brave Narcisse, ce brave…

— C’est pas Narcisse, monsieur sait bien que je m’appelle Sulpice.

— J’ai dit Narcisse, ce n’est pas possible. Parbleu, Sulpice, je ne connais que ça !

L’extraordinaire vieillard allait et venait dans la pièce. Il reprit après un léger silence :

— Eh bien, Sulpice, je suis enchanté de vous avoir vu, mais je ne vous retiens pas, il faut que je sorte.

— Comme ça se trouve, s’écria Juve, j’ai justement apporté des affaires à monsieur, ses bottines. Monsieur sait bien, celles qu’il avait dit de ressemeler.

Juve défit en hâte un paquet de lustrine qu’il avait sous le bras et il déposa aux pieds de Baraban une paire de chaussures que celui-ci contempla, sincèrement surpris :

— Ah, c’est très bien, dit-il, mais pour le moment, je n’ai besoin de rien.

Avec une précipitation extraordinaire le vieil homme, à l’allure si bizarre, enfila une paire de bottines à peine propres, qu’il choisit de préférence à celle apportée par ce domestique empressé.

Juve, tout en affectant un air enjoué et soumis, ne perdait pas des yeux Baraban. Et, instinctivement, le policier ramenait sans cesse la main droite à la poche du pantalon dans laquelle se trouvait son browning tout armé.

Le cœur lui battait. L’expérience qu’il venait de tenter réussissait, était éminemment concluante à ses yeux.

Depuis la veille, Juve avait réfléchi, longuement, minutieusement, et il s’était dit :

— L’individu que je viens de suivre, que je prenais pour l’oncle de Ricard, n’est pas Baraban. C’est un imposteur, quelqu’un qui, pour une raison que j’ignore encore, s’est attribué cette personnalité, pour en tirer un bénéfice.

Mais pourquoi Juve, subitement, ne croyait-il plus à la personnalité de Baraban ? Pourquoi le policier, qui, cependant, avait vu triompher sa thèse de la fugue par l’arrivée inopinée à Vernon du vieillard, brusquement, avait-il changé d’avis ? Oh, la chose était facile à comprendre !

Lorsque la veille, en venant au 22 rue Richer, à seule fin de questionner Baraban au sujet de la disparition sensationnelle, Juve avait eu là, bien en face de lui, l’extraordinaire vieillard, lorsqu’il l’avait enfin perdu de vue au moment de leur arrivée à tous deux rue Duperré, le célèbre policier, malgré lui, avait eu l’intuition subite, puis bientôt la certitude que ce vieillard était un imposteur et qu’il jouait un rôle en se faisant passer pour l’oncle des Ricard. Et, à certains indices, à certains détails relevés au cours de sa promenade dans Paris avec le bizarre personnage, Juve s’était dit : « Il n’y a qu’un homme au monde assez habile et assez audacieux pour agir de la sorte et cet homme ne peut être que… Lui. »