Le fidèle domestique apparaissait une seconde plus tard, portant sur un plateau une grande tasse de café noir que Juve buvait rapidement.

— Monsieur déjeunera ici ? demanda Jean.

— Non, je file à Vernon. Si Fandor téléphonait…

Mais Juve n’acheva pas.

Au moment même où il parlait, l’appareil posé sur le coin du bureau avait grelotté.

— Tiens, je parie que c’est lui, fit Juve.

Il décrocha :

— Allô, qui est là ?

Mais aussitôt la voix de Juve avait pris un ton respectueux.

— Parfaitement, monsieur, c’est bien le policier Juve qui vous répond.

Puis, Juve, silencieux, avait écouté. Ce n’était pas Fandor en effet qui téléphonait au roi des policiers.

— Allô, avait dit le policier, c’est moi, c’est bien moi, moi, Juve ! À qui ai-je le plaisir de parler ?

— À M. de Parcelac.

Juve, à ce nom, fronça les sourcils :

— Au directeur du Comptoir National ? précisa-t-il.

— À lui-même.

— Que puis-je pour vous, monsieur ? s’informa Juve.

— Monsieur, je serais très désireux de vous voir d’urgence. Je me trouve avec M e Masson, président de la Chambre des notaires, et nous avons besoin de vous entretenir immédiatement. Pouvez-vous vous rendre à mon bureau ?

— À mon grand regret, monsieur de Parcelac, je ne puis venir. Je suis chargé par M. Havard d’une enquête difficile et je dois partir ce matin même.

— Allô, c’est précisément M. Havard que je viens moi-même de joindre par téléphone, qui m’a dit de communiquer directement avec vous. C’est M. Havard qui m’a conseillé de vous prier de passer d’urgence.

— Si M. Havard m’enjoint de me mettre à votre disposition, monsieur de Parcelac, je n’ai aucun motif pour ne point passer vous voir, mais de quoi s’agit-il ?

— D’une affaire grave, très grave !

— Vraiment ? Laquelle ?

— Je ne puis vous la dire par téléphone, monsieur Juve, mais un nom vous renseignera. Il s’agit de M. Baraban.

— Eh bien, c’est entendu, je saute dans un taxi-auto, monsieur de Parcelac, et je vous rejoins.

***

Deux jours auparavant, alors que le jeune et innocent Claude Villars, pupille de l’œuvre des orphelins d’officiers ministériels, avait tiré de la roue le numéro 6 666, on avait remarqué, dans l’assistance, combien le sort était aveugle qui favorisait ainsi d’un gros lot de deux cent mille francs ce fameux personnage désormais légendaire qu’était l’oncle Baraban.

M e Gauvin, dépositaire du billet appartenant à Baraban, s’était étonné de la chose, en avait dit quelques mots. De bouche en bouche, la nouvelle avait circulé et M e Masson, président de la Chambre des notaires, n’avait pas été le dernier à faire remarquer la coïncidence. M e Masson, toutefois, savait trop combien les opérations des loteries étaient régulièrement faites pour s’y attarder.

Quarante-huit heures après le tirage de la loterie, alors que M e Masson, qui avait bien d’autres occupations en tête, ne se souciait plus du tout, ni du gros lot de deux cent mille francs, ni de son bénéficiaire, un jeune notaire qui remplissait la fonction de secrétaire à la Chambre des notaires entrait à l’étude de M e Masson.

M e Lussay savait que M e Masson était fort occupé à son étude et qu’il ne faisait pas bon le déranger, cependant le jeune notaire arrivait, ému.

Oubliant même les formules protocolaires, il était entré en trombe dans le bureau de M e Masson, sans s’excuser le moindrement de son incorrection :

— Ah, mon cher président, avait-il crié, il y a… il y a… un effroyable malheur !

Et, sans tenir compte du saisissement où ses paroles jetaient le président de la Chambre des notaires, M e Lussay avait continué :

— Figurez-vous que ce matin, des huissiers de la Chambre se sont amusés à jouer entre eux au tirage de la loterie. Par plaisanterie ils ont fait tourner la roue. Ils ont choisi des numéros.

— Eh bien ? interrogea M e Masson, alors ?

— Alors, reprenait d’une voix haletante le jeune notaire, alors, c’est abominable, mon cher président, mais ils se sont aperçus que toujours, invariablement, ils tiraient le même numéro, le numéro qui a gagné voici deux jours le gros lot de 200 000 francs, le numéro 6 666.

La déclaration était extraordinaire. M e Masson s’épongea le front et confessa :

— Voyons, qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Il en oubliait, dans son émoi, les formules compassées, et M e Lussay, de son côté, ne songeait pas à employer d’expressions choisies :

— Hélas, les huissiers n’ont pas été longs à comprendre le mystère. Ils n’ont pas été longs à deviner comment il se faisait qu’ils amenaient toujours le même numéro, le 6 666.

— Vous dites ?

— Je dis, mon cher Président, qu’ils ont découvert une horreur : il n’y avait dans la roue, avant-hier, au moment du tirage, que des numéros identiques, des numéros portant des 6, c’est-à-dire que, fatalement, le numéro 6 666 devait gagner, que la loterie a été truquée, que nous sommes volés.

— Mon Dieu, gémit M e Masson, c’est un scandale épouvantable, cela déshonore la Chambre des notaires. La loterie a été truquée ? Il n’y avait que des six dans la roue ? C’est à devenir fou !

M e Masson perdait la tête, et le correct président de la Chambre arrivait une heure plus tard dans les locaux de son administration, avec un chapeau de travers, une tenue des plus anormales.

Mais il s’agissait bien de cela !

Dans le court trajet qui séparait son étude de la chambre, M e Masson avait pressé de questions M e Lussay. Celui-ci n’avait pu que confirmer ses premiers renseignements, sans les accompagner d’aucun détail.

Il savait tout juste ce qu’il avait dit, l’ayant appris lui-même par un coup de téléphone du chef des huissiers, qui avait voulu le prévenir le premier, n’osant pas déranger M e Masson.

Les deux hommes trouvèrent naturellement tout le personnel de la Chambre, bouleversé.

On commentait l’événement, on examinait les numéros, tous identiques. On se demandait comment ils avaient pu être substitués aux numéros, à coup sûr réguliers, qu’avait envoyés le Comptoir National.

Et c’est à ce moment précis, alors que l’affolement était extrême, qu’une terrifiante nouvelle vint encore bouleverser tous ceux qui assistaient à l’enquête rapide que commençait M- Masson, aidé de M e Lussay.

Brusquement, une porte s’ouvrit. Le concierge de l’immeuble entra en courant, il hurla :

— Au secours, à l’assassin ! Il y a deux hommes étouffés dans la cave. Il y a deux cadavres en bas !

***

Lorsque Juve arriva enfin, au bureau du Comptoir National, il trouva dans le cabinet du directeur général, M e Masson, plus écroulé qu’assis sur une chaise, et M. de Parcelac pâle, angoissé.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

En trois mots, M. de Parcelac, qui avait heureusement l’esprit net et précis, lui résuma l’affaire :

— La loterie tirée il y a deux jours à la Chambre des notaires pour l’œuvre des enfants orphelins des officiers ministériels, disait-il, a été truquée. On a mis des numéros semblables dans la roue, rien que des 6. C’est pour cela que le billet 6 666 a gagné et, ce billet appartenait à ce Baraban dont tous les journaux parlent depuis quinze jours.

Juve, à cette déclaration stupéfiante, se mordit les lèvres :

— Fichtre, dit-il simplement.

Puis, après avoir réfléchi quelques secondes, il interrogea :

— On n’a aucun soupçon ?

— Non, mais on connaîtra facilement le coupable. Voyez-vous, Juve, c’est un crime inouï, une aventure fantastique. On a retrouvé dans la cave de la Chambre des notaires, ligotés, bâillonnés, à demi morts – on les a même crus morts tout d’abord –, les garçons de banque que nous avions envoyés d’ici, du Comptoir National, avant-hier soir, porter par la voiture, les numéros, ceux qu’on a remplacés avant le tirage.