Et le policier demanda à la bonne :

— Indépendamment de ce monsieur venu les chercher en automobile, n’avez-vous vu personne aujourd’hui auprès de vos patrons ?

— Ma foi non, monsieur, fit la bonne.

Juve, machinalement, regarda autour de lui, s’efforçant de trouver un indice quelconque qui lui permettrait de reprendre la filature des époux Ricard, assez compromise en ce moment. Il avisa soudain, sur une étagère, un indicateur des chemins de fer ouvert.

Il regarda le livret et constata que la page qui s’offrait à sa vue concernait le service des trains de Paris à Vernon et réciproquement.

« Bien, pensa Juve, je vois ce que c’est ! On est parti pour Paris. »

Dès lors, sans prendre congé de la bonne, le policier précipitamment gagna la gare.

Il interrogea le chef de gare, qui ne savait rien sur les mouvements des voyageurs, mais le distributeur des billets renseigna Juve de la façon la plus complète :

— Les époux Ricard ? déclara-t-il, mais oui je sais parfaitement ce qu’ils sont devenus. M. Fernand a pris le train cet après-midi à deux heures vingt, je lui ai donné un billet pour Le Havre. J’en suis sûr, je l’ai remarqué, car il possède une carte d’abonnement qui lui donne droit au demi-tarif.

— Et M me Ricard ? demanda Juve.

— M me Ricard, fit l’employé, je l’ai vue, elle aussi.

— Partir pour Le Havre ?

— Non, monsieur, elle est partie pour Paris, en deuxième classe, par l’omnibus de quatre heures onze.

Il y avait de cela environ dix minutes, par conséquent. Juve serra les poings :

— Nom de nom de nom, j’ai la guigne. Nous jouons à cache-cache, absolument, et je la manque de quelques instants.

Le policier retourna sur le quai, interrogea le chef de gare :

— Ce train de quatre heures onze, à quelle heure arrive-t-il à Paris ?

— Oh, fit le haut fonctionnaire de la compagnie, il ne va pas bien vite. C’est un omnibus qui fait toutes les stations et, en outre, se range pour laisser passer les express. En principe, il doit arriver vers six heures à Saint-Lazare. Mais vous savez, on peut prévoir du retard.

— N’y a-t-il pas moyen, demandait Juve, d’arriver avant ce train par un express ?

— Non, déclara le chef de gare. Cependant, si vous attendez le train de cinq heures deux, vous serez à Paris dix minutes environ après l’omnibus.

Juve haussa les épaules :

— Dix minutes après, dix minutes… grogna-t-il. En dix minutes, Alice Ricard a le temps de disparaître vingt fois.

Il réfléchit quelques instants, puis, brusquement quitta la gare, courut au bureau de poste, se présenta au receveur.

— Cher monsieur, lui disait-il, après s’être fait connaître de lui, il s’agit de me réserver d’urgence, pendant que je rédige le télégramme, un circuit pour le Havre et un autre pour Paris.

— Bien, monsieur l’inspecteur…

Cependant que le receveur donnait des ordres, Juve fiévreusement rédigeait une dépêche ainsi conçue :

Sûreté le Havre. Surveillez dans votre ville arrivée Fernand Ricard, petit homme trapu, musclé, cheveux châtains, surveillez principalement voisinage du port. Cet homme veut se suicider, empêchez-le. Si parvenez à l’identifier, procédez arrestation immédiate.

Le policier signa d’un chiffre qui authentifiait sa dépêche auprès des autorités policières du Havre, puis prépara également une dépêche pour la Sûreté de Paris.

Il y disait :

Cueillez Alice Ricard descente du train six heures gare Saint-Lazare venant de Vernon.

Cependant, avant de lancer cette dépêche, Juve eut un moment d’hésitation. Puis, au lieu de la remettre à l’employé, qui attendait, il la garda dans sa poche.

— Non, fit-il, ça ne va pas. Il ne faut pas que je la fasse arrêter, je risquerais de tout perdre.

Le policier venait d’avoir deux idées en même temps : la première, c’était qu’il lui fallait à toute force rejoindre Alice Ricard, et la pister sans se faire remarquer d’elle afin de savoir, si oui ou non, elle allait rejoindre l’oncle Baraban, auquel cas Juve ferait coup double, car il retrouverait, par Alice, soit le véritable oncle Baraban encore vivant, comme cela était possible, soit celui qui se faisait passer pour ce mystérieux personnage, c’est-à-dire Fantômas, que peut-être Alice allait rejoindre.

Une autre idée avait germé dans l’esprit du policier.

Alors qu’il écrivait ses dépêches dans le bureau de poste, il venait d’entendre, en effet, le ronflement puissant d’une grosse automobile qui s’était arrêtée devant la porte du bureau. Deux jeunes gens en étaient descendus pour y timbrer des cartes postales et cette opération terminée, l’un d’eux demandait à un employé :

— Aoh ! Combien de kilomètres pour aller à Paris ?

C’étaient des Anglais ou des Américains.

— Quatre-vingt-dix environ, avait répondu l’employé.

Et l’Américain dit à son compagnon avec un fin sourire :

— Aoh, nous serons arrivés dans moins de soixante minutes.

Ils regagnèrent leur véhicule, un modèle de course au capot imposant, sous lequel devait se dissimuler un moteur d’une extrême puissance.

Juve les suivit. Au moment où l’un des Américains mit en route, Juve sollicita celui qui était au volant.

Le policier parlait parfaitement l’anglais.

— Messieurs, leur dit-il dans la langue de Shakespeare, je serais bien désireux de rentrer le plus vite possible à Paris.

— Ah.

Juve, indiscrètement, insista :

— Je vous en supplie, permettez-moi de monter dans votre véhicule ?

L’Américain hocha la tête :

— No, pas de place, fit-il.

— Pas aimable, songea le policier.

Il dissimula son mécontentement et insista, criant à tue tête, car le moteur faisait un épouvantable vacarme :

— Voyons, messieurs, je vous en supplie, voici ce qui se passe : je recherche une femme que j’adore, et il faut absolument que je la revoie à Paris où elle m’attend. C’est une histoire d’amour et vous ne laisserez pas un amoureux dans l’infortune.

Mais l’Américain, brutalement, secoua encore la tête.

— No, fit-il, pas de place même pour les flirts.

Cette fois, le visage de Juve se crispa :

— Eh bien, puisque c’est comme ça, déclara-t-il, je m’en vais vous empêcher de partir, moi ! D’abord, votre voiture n’a pas de numéro, à l’arrière, qui soit en règle, et je vous prie de me montrer votre permis de conduire ?

Le policier parlait absolument au hasard, mais l’Américain semblait troublé. Il s’expliqua :

— Nous étions arrivés depuis hier seulement, pas encore eu le temps de régulariser.

Mais avec méfiance, l’Américain poursuivit :

— Quel droit vous avez pour demander ces renseignements ?

Juve se nomma :

— Inspecteur de la Sûreté, ajouta-t-il.

Soudain, le visage de l’Américain s’éclaira :

— Aoh, fit-il, nous autres, aimer beaucoup police. En Amérique, tous les détectives sont des gentlemen, êtes-vous aussi un gentleman ?

« Allons, pensa Juve, il y a du mieux. »

— Je suis un gentleman, fit-il.

Puis, se penchant à l’oreille de son interlocuteur, il ajouta :

— Ce n’est pas un amoureux que je suis, ni une femme que je vais chercher à Paris, mais c’est un bandit après lequel je cours. Il faut que vous m’aidiez. Emmenez-moi.

— All right, dit l’Américain, je connais très bien votre nom, monsieur Juve, je vous emmène.

Il ajouta finement :

— Moi, je n’aime pas servir les histoires d’amoureux parce que cela finit toujours mal. Mais les choses de police, c’est très amusant et pas dangereux du tout en France.

— Merci pour nous, pensa Juve.

Mais il ne releva pas la pointe malicieuse. L’Américain lui avait désigné le marchepied du véhicule qui ne comportait que deux places, et à peine Juve était-il installé que le véhicule démarrait à toute allure.

Dès lors, ce fut une course effroyablement périlleuse. L’Américain était assurément un virtuose du volant, mais il conduisait avec une folle audace.