Il prenait les virages à la corde, lançait son véhicule à cent trente à l’heure sur les lignes droites, ralentissait à peine dans la traversée des villages. Vingt fois, il manqua de chavirer, mais peu importait à Juve, il constatait, les yeux fixés sur sa montre, que la distance qui le rapprochait de Paris diminuait de seconde en seconde. Sauf accident, il atteindrait la gare Saint-Lazare un quart d’heure au moins avant le train de Vernon.

— Marchez, marchez, disait-il à l’Américain.

Et celui-ci, quelque peu mortifié de voir que son hôte ne s’épouvantait pas de la vitesse effectuée, forçait encore l’allure de son véhicule. Il mettait de l’avance à l’allumage et plus il allait vite, plus il était content :

— Allez, allez ! criait le policier. N’ayez pas peur des contraventions, je vous les ferai enlever.

— All right, grogna l’Américain entre ses dents.

Et l’on trouait l’air. Quelques kilomètres après Mantes, une brusque détonation retentit, puis la voiture fit d’effroyables zigzags sur la route.

Les automobilistes étaient devenus très pâles, Juve lui-même s’était mordu la lèvre jusqu’au sang, il avait senti la mort le frôler. Cent mètres plus loin, cependant, l’automobile s’arrêtait.

— C’est un pneu, fit flegmatiquement l’Américain qui conduisait.

Mais ces pilotes étaient des gens de sport, ils avaient promis qu’ils seraient à Paris avant six heures, ils allaient faire l’impossible pour cela. En une demi-minute, ils avaient enlevé le pneumatique crevé. Il leur fallut trois minutes pour en remonter un autre, et dès lors, on repartit.

— C’est comme en course, déclara l’Américain, très satisfait du coup d’œil admiratif que lui avait lancé Juve, et nous avons battu le record du changement de pneus.

On dégringola la côte de Suresnes en trombe, l’auto franchit la grille de l’octroi sans s’arrêter. Il était six heures moins le quart lorsque l’automobile pénétrait dans le bois de Boulogne.

— Marchez, marchez, disait Juve. Six heures moins dix, six heures moins cinq.

À six heures tapant, la voiture des Américains s’arrêtait dans la Cour de Rome, gare Saint-Lazare.

On n’avait pas encore stoppé que Juve, remettant à plus tard les remerciements qu’il devait à ces aimables automobilistes, bondissait jusqu’à la salle des pas perdus, gagnait les quais de la gare.

Un train arrivait.

— Est-ce l’omnibus de Vernon ? demanda anxieusement le policier.

— C’est l’omnibus de Vernon, répondit l’homme qu’il avait interrogé.

Juve assista à la sortie des voyageurs. Soudain il faillit pousser un cri de surprise et de joie : Alice Ricard lui apparaissait. La jeune femme avait le visage dissimulé sous une épaisse voilette blanche, mais Juve la reconnaissait à merveille.

Il se jeta en arrière, tourna la tête et feignit un violent éternuement, afin de pouvoir dissimuler ses traits dans son mouchoir. Puis, lorsque Alice eût passé devant lui, il lui emboîta le pas.

La jeune femme, par la petite sortie de la rue d’Amsterdam, quittait la gare Saint-Lazare. Elle avait pour tout bagage une petite valise à main. Elle avisa un fiacre et lui donnait pour adresse :

— À la gare d’Orsay.

Juve avait sauté dans un taxi-automobile.

— Suivez-moi ce sapin ! ordonna-t-il.

Et dès lors, le policier souffla un peu. Il avait repris toute sa joie, toute sa gaieté.

« Cette fois, songeait-il, où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, je ne la quitte pas d’une semelle. »

Juve venait d’avoir une chance inouïe, qui le récompensait de tous ses ennuis préalables. Il avait réfléchi, malgré tout, tandis que les Américains lui faisaient faire cet effroyable parcours de Vernon à Paris à des allures de bolide lancé dans l’espace. Et il se confirmait dans cette opinion qu’il ne fallait pas arrêter, pour le moment, Alice Ricard, avant qu’elle eût rejoint celui qu’elle allait assurément retrouver.

Mais qui était-ce ? Son mari ? L’oncle Baraban ? Ou Fantômas… ?

En débarquant à la gare d’Orsay, Juve s’était dit :

— Où allons-nous ?

Il ne devait pas tarder à le savoir. Alice Ricard se rendait directement au bureau des billets et se faisait délivrer un coupon pour Bordeaux.

Juve passa au guichet quelques instants après elle et prit également une première classe.

— Diable, pensait le policier, pourvu qu’elle ne s’en aille pas de la sorte au Brésil ou en Patagonie.

Néanmoins, le policier était résolu à la suivre si, d’aventure, elle s’avisait de quitter la France. Il serait temps de l’arrêter à la frontière ou à la douane.

Pour le moment du moins, Alice Ricard, dont le train ne partait qu’à huit heures vingt, était entrée dans la salle du restaurant de la gare. Et, fort paisiblement, elle s’attabla et demanda à dîner.

Juve n’osait faire de même, encore qu’il eût faim.

Il ne voulait pas être dans la même salle que la mystérieuse jeune femme, car il redoutait d’être reconnu d’elle. Il s’installa à la terrasse et, après de nombreux pourparlers avec le garçon qui voulait à toute force le faire entrer dans le restaurant, obtint qu’on lui servît là où il était, quelques sandwichs et des bocks.

À huit heures vingt, le train de Bordeaux quittait les sous-sols de la gare d’Orsay.

Alice Ricard s’était installée dans un compartiment de dames seules d’un wagon-couloir de première classe. Assurément, la jeune femme ne se doutait pas que, dans le compartiment voisin du sien, se trouvait le policier Juve, qui avait immédiatement baissé la lumière, redoutant par-dessus tout d’être découvert, reconnu.

Avant le départ du train, Juve n’avait pas perdu son temps, il avait fait venir le commissaire spécial de la gare et l’avait chargé de lancer deux dépêches, l’une destinée à la Sûreté du Havre et l’autre à son domestique, rue Tardieu.

Juve prescrivait dans les deux télégrammes :

Transmettez-moi tous renseignements et dépêches télégraphe restant à Bordeaux.

Le train roulait dans la nuit. Il y avait peu de voyageurs et le policier pouvait réfléchir tout à son aise aux événements, sans être troublé le moins du monde. Il ne voulut pas dormir.

« Sait-on jamais ? pensait-il. Elle a pris un train qui la conduit à Bordeaux, mais ne descendra-t-elle pas en route ? Quelqu’un, au cours du trajet, ne viendra-t-il pas la rejoindre ? »

Les appréhensions de Juve ne se justifièrent cependant point. À deux ou trois reprises, se sentant gagné par le sommeil et voulant à tout prix rester éveillé, il était allé dans le couloir pour surveiller ce qui se passait dans le compartiment de dames seules où se trouvait Alice.

La jeune M me Ricard ne semblait pas attendre quelqu’un ou se disposer à descendre avant l’arrivée à Bordeaux. Elle s’était étendue sur la banquette et sommeillait avec un calme, une tranquillité qui faisait envie à Juve. »

« Dieu qu’elle dort bien, pensait-il, et comme je voudrais pouvoir en faire autant.

Mais Juve était la conscience même. Pour rien au monde il ne se serait laissé aller au sommeil.

À six heures du matin, le train traversa la Gironde. Juve se secoua de la torpeur qui, malgré lui, l’avait quelque peu envahi.

— Ah ça, que va-t-il se passer ? grommela-t-il.

Et désormais, cependant, il demeurait coi dans son compartiment, prêtant l’oreille.

Alice s’était réveillée. Il l’entrevit qui passait dans le couloir, allait au lavabo, revenait à sa place, puis, quelques instants plus tard, le train entra en gare de Saint-Jean, à Bordeaux.

Juve, prudemment, laissa descendre la voyageuse, se demandant quelle allait être désormais sa décision. Alice Ricard, ayant remis son billet, ne quitta pas la gare, mais se dirigea vers le bureau de l’hôtel Terminus.

Juve la suivit des yeux de loin. Il était furieux de ne rien avoir emporté lui permettant de se grimer, de se donner une allure quelconque afin de n’être pas reconnu d’Alice Ricard.