La chambre qu’il occupait, comme celle d’ailleurs de la mystérieuse jeune femme, ne donnait point, ainsi que certains appartements de l’hôtel Terminus, sur la gare elle-même, Juve, dans ce cas, aurait pu se distraire au mouvement perpétuel des trains qui vont et viennent dans la gare Saint-Jean. Mais, il n’avait pas cette bonne fortune et sa fenêtre s’ouvrait sur la place, où viennent sans arrêt d’ailleurs, s’aligner les tramways électriques qui font le service du Cours de l’Intendance et réciproquement.

Le soleil dardait sur cette place à peu près déserte, sauf aux heures des arrivées et des départs.

Et le policier en était réduit, pour s’occuper, à compter les passants, sans oser toutefois se mettre au balcon, par crainte que la même idée ne vînt à Alice Ricard et qu’il ne se trouvât soudain obligé d’avoir, avec la nièce de l’oncle Baraban, un tête-à-tête qu’il eût estimé prématuré, assurément.

Juve, cependant, prenait de l’espoir :

À six heures moins le quart, en effet, le policier entendit de sourds grondements qui allaient en s’accroissant, puis des coups de sifflet retentirent, puis des éclats de voix, des appels proférés par les employés, qui s’élevaient au loin, sous la voûte sonore de la gare.

Assurément, le train venait d’arriver.

Quelques minutes encore s’écoulèrent. Alice Ricard n’avait pas bougé de sa chambre. Bientôt, des pas furtifs retentirent dans le couloir, un coup discret fut frappé à la porte de la chambre occupée par la jeune femme. Celle-ci fut ouverte, puis refermée aussitôt. Juve s’empressa à son poste d’observation, colla son œil au trou qu’il avait ménagé dans la boiserie.

Le policier ne vit rien tout d’abord, car le personnage, qui venait d’arriver assurément et qui était attendu par Alice Ricard, se tenait avec celle-ci à l’entrée de la pièce. Juve, cependant, entendit des bruits de baisers, puis quelques mots tendres :

— Ma chérie !

— Te voilà, quelle chance qu’il ne te soit rien arrivé.

Les deux interlocuteurs s’embrassèrent encore, puis Juve entendit une voix d’homme, peu facile à reconnaître, peu perceptible d’ailleurs, qui proférait :

— Dépêchons-nous ! Il faut que je fasse une toilette complète, heureusement que tu es prête.

— Qu’allons-nous faire ? demandait Alice Ricard.

La voix répondait :

— Nous dépêcher de partir d’ici. Le Sud-Express traverse Bordeaux dans une heure et demie environ, nous allons le prendre [16]. J’ai retenu deux places et, ce soir, avant minuit, nous serons sauvés, libres, en Espagne. C’est de là que nous agirons.

« Oh, oh, se dit Juve qui entendait l’inconnu développer ce programme, voilà qui est fort bien combiné, mais on ignore trop que je suis là. »

Juve se posait une question qu’il ne pouvait résoudre :

« Avec qui peut-elle bien parler ? » se demandait-il.

Par moments, il croyait reconnaître la voix de cet homme que la jeune femme avait si cordialement accueilli, puis, par instants aussi, il lui semblait que l’interlocuteur d’Alice avait un timbre de voix totalement inconnu.

« Il est vrai, pensait Juve, que, placé comme je suis pour écouter, il me serait impossible de reconnaître une voix déjà entendue. Car ce petit trou par lequel me parviennent les sons, déforme les bruits, chaque fois que la cloison vibre. »

La cloison vibrait, en effet, à chaque mouvement que faisaient dans leur chambre les voisins de Juve.

Le policier, profitant de ce qu’on se taisait dans la pièce, remplaça son oreille par son œil et regarda, cherchant à voir. Le trou se trouvait situé à environ un mètre soixante au-dessus du sol. À un moment donné, Juve, qui observait, ne put réprimer un tressaillement de joie.

— Oui ! murmura-t-il, ça y est, je tiens mon Baraban !

En effet, un homme venait de passer devant le trou percé dans la muraille. Juve n’avait vu que le haut de son corps, ses épaules et sa tête, mais cela suffisait pour l’identifier. Le personnage portait un veston à carreaux noirs et jaunes, un faux col très blanc, très glacé, mais ce qu’il y avait en lui de caractéristique, c’était sa chevelure et la coupe de sa barbe. Il avait des cheveux tout blancs, une barbe blanche également rasée au menton, ne comportant que les favoris et la moustache.

Assurément, c’était là Baraban. Juve le reconnaissait à merveille, car il avait, gravé dans la mémoire le portrait du vieillard tel qu’il l’avait trouvé chez lui, rue Richer. Il en avait même une photographie sur lui, il la regarda à nouveau pour bien se convaincre et se déclara :

— Le moindre doute est impossible, c’est Baraban et c’est le vrai.

Désormais Juve se rendait parfaitement compte que le Baraban qu’il avait vu, quelques semaines auparavant, débarquer du train à Vernon au moment où on arrêtait les Ricard, était plus grand et plus fort que le véritable locataire de la rue Richer.

Oui, le Baraban qui était venu à Vernon, c’était celui que pistait Juve rue Richer, et qu’il reconnaissait pour être Fantômas. Mais, celui qui se trouvait désormais dans la chambre d’Alice, c’était le vrai Baraban, l’homme que l’on recherchait en vain depuis si longtemps, l’homme que la police entière avait cru victime d’un assassinat, alors que Juve, à de rares déceptions près, avait toujours prétendu que celui-ci avait disparu dans le but de dissimuler une intrigue, une fugue amoureuse.

D’ailleurs, l’attitude qu’il avait avec Alice Ricard était probante. C’étaient bien un amant et sa maîtresse que Juve entendait désormais bavarder familièrement dans un bourdonnement confus, cependant qu’ils interrompaient leur entretien, de temps à autre, par des bruits de tendres baisers et par des silences significatifs.

Juve triomphait. Sa thèse avait été la bonne, et avant le soir, il l’aurait démontré. Que lui restait-il à faire désormais si ce n’était d’arrêter Baraban, arrêter Alice, les faire tous les deux s’expliquer ?

Mais Juve, à ce moment, sursauta. Il venait, tout d’un coup, de songer à nouveau aux lettres découvertes par lui, la veille, dans la petite maison des Ricard, à Vernon. Il avait cru, tout d’abord, qu’il s’agissait là d’une mise en scène, de lettres rédigées dans un sens tel qu’elles allaient duper la police.

Désormais, Juve se demandait si les Ricard n’avaient pas dit l’un et l’autre la vérité, s’il ne se trouvait pas désormais en présence d’une simple et vulgaire intrigue d’amour, et si le malheureux Fernand ne s’était pas vraiment suicidé ?

Depuis trois heures, Juve n’avait pas de nouvelles de Fandor. Le journaliste avait-il donc perdu la piste de Fernand Ricard ? Fallait-il adopter la thèse de la Sûreté de Cherbourg qui prétendait que le passager Ricard avait dû, au cours de son voyage en paquebot, tomber ou se jeter à l’eau ?

Juve ne tenait plus en place, tant il était impatient d’agir, de savoir. Il arma son revolver, le mit dans sa poche, puis quitta sa chambre et s’avança dans le couloir.

Le couloir était obscur, et en frôlant les murs de ses mains, le policier cherchait les moulures lui indiquant la porte de la pièce où se trouvaient les deux amants mystérieux.

Juve s’arrêta devant le 44 lorsque soudain il réprima un geste de surprise. Une main venait de se poser sur son épaule, tandis que quelqu’un murmurait à son oreille, d’une voix cordiale et railleuse :

— Bonjour Juve.

— Fandor ! dit le policier.

Puis, tous deux se firent mutuellement signe de baisser la voix.

Leurs yeux, cependant, s’étaient accoutumés à l’obscurité. Les deux amis se considéraient, stupéfaits :

— Ah ça, te voilà Fandor ? Que fais-tu donc ? Explique-moi.

— Me voilà, en effet, Juve, aussi surpris de vous voir que vous êtes étonné d’être en face de moi. On a raison de le dire, il n’y a décidément que les montagnes qui ne se rencontrent pas.

— Explique-toi, bon Dieu !

Mais Fandor, à son tour, coupait la parole à Juve. Du doigt, il désigna la porte de la chambre 44 :